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se forme des poëtes', des peintres, tout ce qu'ils voudront, et il s'en forme. Il y a une infinité de génies de différentes espèces qui n'attendent pour se déclarer que leurs ordres, ou plutôt leurs graces. La nature est toujours prête à servir leurs goûts.

On recommença alors à étudier le théâtre des anciens, et à soupçonner qu'il pouvoit avoir des règles. Celle des vingt-quatre heures fut une des premières dont on s'avisa: mais on n'en faisoit pas encore trop grand cas; témoin la manière dont Corneille luimême en parle dans la préface de Clitandre, imprimée en 16322. «Que si j'ai renfermé cette pièce, dit-il, dans la règle d'un jour, ce n'est pas que je « me repente de n'y avoir point mis Mélite, ou que je « me sois résolu à m'y attacher dorénavant. Aujour

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C'est de quoi je doute beaucoup. Notre meilleur peintre, le Poussin, fut persécuté; et les bienfaits prodigués aux académies ont fait tout au plus un ou deux bons peintres, qui avaient déja donné leurs chefs-d'œuvre avant d'être récompensés. Rameau avait fait tous ses bons ouvrages de musique au milieu des plus grandes traverses; et Corneille lui-même fut très peu encouragé. Homère vécut errant et pauvre; le Tasse fut le plus malheureux des hommes de son temps; Camoëns et Milton furent plus malheureux encore. Chapelain fut récompensé; et je ne connais aucun homme de génie qui n'ait été persécuté. (V.)

'Les tragédies italiennes du seizième siècle étaient dans la règle des trois unités, règle admirable d'Aristote. La Sophonisbe de Mairet fut la première pièce de théâtre en France dans laquelle cette loi fut suivie. Elle est de 1633.

En Angleterre, en Espagne, on ne s'est assujetti que depuis peu à cette règle, et encore très rarement. (V.)

« la méprisent; pour moi, j'ai voulu seulement mon« trer que, si je m'en éloigne, ce n'est pas faute de « la connoître. »

Ne nous imaginons pas que le vrai soit victorieux dès qu'il se montre; il l'est à la fin, mais il lui faut du temps pour soumettre les esprits. Les règles du poëme dramatique, inconnues d'abord ou méprisées, quelque temps après combattues, ensuite reçues à demi, et sous des conditions, demeurent enfin maîtresses du théâtre. Mais l'époque de l'établissement de leur empire n'est proprement qu'au temps de

Cinna.

Une des plus grandes obligations que l'on ait à Corneille est d'avoir purifié le théâtre. Il fut d'abord entraîné par l'usage établi, mais il y résista aussitôt après; et depuis Clitandre, sa seconde pièce, on ne trouve plus rien de licencieux dans ses ouvrages.

Corneille, après avoir fait un essai de ses forces dans ses six premières pièces, où il s'éleva déja audessus de son siècle, prit tout-à-coup l'essor dans Médée, et monta jusqu'au tragique le plus sublime. A la vérité il fut secouru par Sénéque; mais il ne laissa pas de faire voir ce qu'il pouvoit par lui

même '.

Les louanges trop exagérées font tort à celui qui les donne, sans relever celui qui les reçoit. Cependant on peut entrevoir déja dans Médée le germe des grandes beautés qui brillent dans les autres pièces de Corneille. Il était alors confonda parmi les cinq auteurs que le cardinal de Richelieu fesait travailler aux pièces dont il était l'inventeur. Ces cinq auteurs étaient, comme on sait,

Ensuite il retomba dans la comédie; et, si j'ose dire ce que j'en pense, la chute fut grande. L'Illusion comique, dont je parle ici, est une pièce irrégulière et bizarre, et qui n'excuse point par ses agréments sa bizarrerie et son irrégularité. Il y domine un personnage de capitan, qui abat d'un souffle le grand Sophi de Perse et le grand Mogol, et qui une fois en sa vie avoit empêché le soleil de se lever à son heure prescrite, parcequ'on ne trouvoit point l'Aurore, qui étoit couchée avec ce merveilleux brave. Ces caractères ont été autrefois fort à la mode: mais qui représentoient-ils? à qui en vouloit-on? Est-ce qu'il faut outrer nos folies jusqu'à ce point-là pour les rendre plaisantes? En vérité, ce seroit nous faire trop d'honneur.

L'Étoile, fils du grand-audiencier, dont nous avons les mémoires; Boisrobert, abbé de Châtillon-sur-Seine, aumônier du roi, et conseiller d'état; Colletet, qui n'est plus connu que par les satires de Boileau, mais que le cardinal regardait alors avec estime; Rotrou, lieutenant-civil au bailliage de Dreux, homme de génie ; Corneille lui-même, assez subordonné aux autres, qui l'emportaient sur lui par la fortune ou par la faveur.

Corneille se retira bientôt de cette société, sous le prétexte des arrangements de sa petite fortune, qui exigeaient sa présence à Rouen. Rotrou n'avait encore rien fait qui approchât même du médiocre. Il ne donna son Venceslas que quatorze ans après la Médée, en 1649, lorsque Corneille, qui l'appelait son père, fut devenu son maître, et que Rotrou, ranimé par le génie de Corneille, devint digne de lui être comparé dans la première scène de Venceslas, et dans le quatrième acte. Encore même cette pièce de Rotrou était-elle une imitation de l'auteur espagnol Francesco de Roxas. (V.)

Après l'Illusion comique, Corneille se releva plus grand et plus fort que jamais, et fit le Cid. Jamais pièce de théâtre n'eut un si grand succès. Je me souviens d'avoir vu en ma vie un homme de guerre et un mathématicien qui, de toutes les comédies du monde, ne connoissoient que le Cid. L'horrible barbarie où ils vivoient n'avoit pu empêcher le nom du Cid d'aller jusqu'à eux. Corneille avoit dans son cabinet cette piéce traduite en toutes les langues de l'Europe, hors l'esclavone et la turque: elle étoit en allemand, en anglois, en flamand; et, par une exactitude flamande, on l'avoit rendue vers pour vers1. Elle étoit en italien, et, ce qui est plus étonnant, en espagnol : les Espagnols avoient bien voulu copier eux-mêmes une pièce dont l'original leur appartenoit. M. Pellisson, dans son Histoire de l'Académie, dit qu'en plusieurs provinces de France il étoit passé en proverbe de dire: Cela est beau comme le Cid. Si ce proverbe a péri, il faut s'en prendre aux auteurs 3 qui ne le goûtoient pas, et à la cour, où c'eût été très mal parler que de s'en servir sous le ministère du cardinal de Richelieu 4.

1 On en use encore ainsi en Italie, et même en Angleterre. Il y a de nos ouvrages de poésie traduits en ces deux langues, vers pour vers; et ce qui est étonnant, c'est qu'ils sont assez bien traduits. (V.)

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Voyez, dans le tome XII, tout ce que cette HISTOIRE contient de relatif au Cid et à Corneille.

3 J'ose plutôt penser qu'il faut s'en prendre à Cinna, qui fut mis par toute la cour au-dessus du Cid, quoiqu'il ne fùt pas si touchant. (V.)

4 Le cardinal de Richelieu montra tant de partialité contre Cor

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Ce grand homme avoit la plus vaste ambition qui ait jamais été. La gloire de gouverner la France presque absolument, d'abaisser la redoutable maison d'Autriche, de remuer toute l'Europe à son gré, ne lui suffisoit point; il y vouloit joindre encore celle de faire des comédies. Quand le Cid parut, il en fut aussi alarmé que s'il avoit vu les Espagnols devant Paris. Il souleva les auteurs contre cet ouvrage, ce qui ne dut pas être fort difficile, et il se mit à leur tête'. Scudéri publia ses Observations sur le Cid, adressées à l'Académie françoise, qu'il en faisoit juge, et que le cardinal, son fondateur, sollicitoit puissamment contre la pièce accusée. Mais, afin que l'Académie pût juger, ses statuts vouloient que l'autre partie, c'est-à-dire Corneille, y consentît. On tira donc de lui une espèce de consentement, qu'il ne donna qu'à la crainte de déplaire au cardinal, et qu'il donna pourtant avec assez de fierté. Le moyen de ne pas ménager un pareil ministre, et qui étoit son bienfaiteur2? car il récompensoit comme ministre ce même mérite dont il étoit jaloux comme poëte; et il semble que cette grande ame ne pouvoit pas avoir des foi

neille, que quand Scudéri eut donné sa mauvaise pièce de l'Amour tyrannique, que le cardinal trouvait divine, Sarrazin, par ordre de ce ministre, fit une mauvaise préface, dans laquelle il louait Hardy sans oser nommer Corneille. (V.)

Rotrou seul refusa de servir la jalousie du ministre, et cette noble conduite lui assura l'estime et l'amitié de Corneille.

* Pierre Corneille avait le malheur de recevoir une petite pension du cardinal, pour avoir quelque temps travaillé sous lui aux pièces des cinq auteurs. (V.)

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