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heureux? Ils ont encore l'égalité, ils ne sont ni les esclaves, ni les tyrans de leurs semblables; l'individu n'a pas à craindre, comme l'homme, tout le reste de son espèce; ils ont entre eux la paix, et la guerre ne leur vient que des étrangers ou de nous. Ils ont donc raison de fuir l'espèce humaine, de se dérober à notre aspect, de s'établir dans les solitudes éloignées de nos habitations, de se servir de toutes les ressources de leur instinct pour se mettre en sûreté, et d'employer, pour se soustraire à la puissance de l'homme, tous les moyens 'de liberté que la nature leur a fournis en même temps qu'elle leur a donné le désir de l'indépen

dance.

Les uns, et ce sont les plus doux, les plus innocents, les plus tranquilles, se contentent de s'éloigner, et passent leur vie dans nos campagnes; ceux qui sont plus défiants, plus farouches, s'enfoncent dans les bois; d'autres, comme s'ils savoient qu'il n'y a nulle sûreté sur la surface de la terre, se creusent des demeures souterraines, se réfugient dans des cavernes, où gagnent les sommets des montagnes les plus inaccessibles; enfin les plus féroces, ou plutôt les plus fiers, n'habitent que les déserts, et règnent en souverains dans ces climats brûlants, où l'homme, aussi sauvage qu'eux, ne peut leur disputer l'empire.

Cependant les animaux sauvages et libres sont peut-être, sans même en excepter l'homme, de tous les êtres vivants les moins sujets aux altéra

tions, aux changements, aux variations de tout genre: comme ils sont absolument les maîtres de choisir leur nourriture et leur climat, et qu'ils ne se contraignent pas plus qu'on les contraint, leur nature varie moins que celle des animaux domestiques, que l'on asservit, que l'on transporte, que l'on maltraite, et qu'on nourrit sans consulter leur goût. Les animaux sauvages vivent constamment de la même façon; on ne les voit pas errer de climats en climats; le bois où ils sont nés est une patrie à laquelle ils sont fidèlement attachés, ils s'en éloignent rarement, et ne la quittent jamais que lorsqu'ils sentent qu'ils ne peuvent y vivre en sûreté. Et ce sont moins leurs ennemis qu'ils fuient, que la présence de l'homme; la nature leur a donné des moyens et des ressources contre les autres animaux; ils sont de pair avec eux, ils connoissent leur force et leur adresse, ils jugent leurs desseins, leurs démarches; et s'ils ne peuvent les éviter, au moins ils se défendent corps à corps ce sont, en un mot, des espèces de leur genre. Mais que peuvent-ils contre des êtres qui savent les trouver sans les voir, et les abattre sans les approcher?

C'est donc l'homme qui les inquiète, qui les écarte, qui les disperse, et qui les rend mille fois plus sauvages qu'ils ne le seroient en effet; car la plupart ne demandent que la tranquillité, la paix, et l'usage aussi modéré qu'innocent de l'air et de la terre; ils sont même portés par la nature à demeurer ensemble, à se réunir en famille, à

former des espèces de sociétés. On voit encore des vestiges de ces sociétés dans les pays dont l'homme ne s'est pas totalement emparé : on y voit même des ouvrages faits en commun, des espèces de projets, qui, sans être raisonnés, paroissent être fondés sur des convenances raisonnables, dont l'exécution suppose au moins l'accord, l'union et le concours de ceux qui s'en occupent; et ce n'est point par force ou par nécessité physique, comme les fourmis, les abeilles, etc., que les castors travaillent et bâtissent; car ils ne sont contraints ni par l'espace, ni par le temps, ni par le nombre; c'est par choix qu'ils se réunissent; ceux qui se conviennent demeurent ensemble; ceux qui ne se conviennent pas s'éloignent; et l'on en voit quelques-uns qui, toujours rebutés par les autres, sont obligés de vivre solitaires. Ce n'est aussi que dans pays reculés, éloignés, et où ils craignent peu la rencontre des hommes, qu'ils cherchent à s'établir et à rendre leur demeure plus fixe et plus commode, en y construisant des habitations, des espèces de bourgades, qui représentent assez bien les foibles travaux et les premiers efforts d'une république naissante. Dans les pays, au contraire, où les hommes se sont répandus, la terreur semble habiter avec eux, il n'y a plus de société parmi les animaux, toute industrie cesse, tout art est étouffé; ils ne songent plus à bâtir, ils négligent toute commodité; toujours pressés par la crainte et la nécessité, ils ne cherchent qu'à vivre, ils ne sont occupés qu'à fuir et se cacher; et si, comme

les

on doit le supposer, l'espèce humair、 continue dans la suite des temps à peupler également toute la surface de la terre, on pourra, dans quelques siècles, regarder comme une fable l'histoire de nos

castors.

On peut donc dire que les animaux, loin d'aller en augmentant, vont au contraire en diminuant de facultés et de talents; le temps même travaille contre eux : plus l'espèce humaine se multiplie, se perfectionne, plus ils sentent le poids d'un empire aussi terrible qu'absolu, qui, leur laissant à peine leur existence individuelle, leur ôte tout moyen de liberté, toute idée de société, et détruit jusqu'au germe de leur intelligence. Ce qu'ils sont devenus, ce qu'ils deviendront encore, n'indique peut-être pas assez ce qu'ils ont été, ni ce qu'ils pourroient être. Qui sait, si l'espèce humaine étoit anéantie, auquel d'entre eux appartiendroit le sceptre de la terre!

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L'ÉLÉPHANT est, si nous voulons ne nous pas compter, l'être le plus considérable de ce monde; il surpasse tous les animaux terrestres en grandeur, et il approche de l'homme, par l'intelligence, autant au moins que la matière peut approcher de l'esprit. L'éléphant, le chien, le castor et le singe sont, de tous les êtres animés, ceux dont l'instinct est le plus admirable : mais cet instinct, qui n'est que le produit de toutes les facultés, tant intérieures qu'extérieures, de l'animal, se manifeste par des résultats bien différents dans chacune de ces espèces. Le chien est naturellement, et lorsqu'il est livré à lui seul, aussi cruel, aussi sangui naire que le loup; seulement il s'est trouvé dans cette nature féroce un point flexible, sur lequel nous avons appuyé; le naturel du chien ne diffèra donc de celui des autres animaux de proie que

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