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il compare, presque sur la même ligne, Homère, Virgile et Ovide. C'est que le bel ajustement d'un poëme en est pour lui le premier mérite. Les purs classiques goûtent mieux l'arrangement et le bon ordre que la vérité naïve et la forte invention. Ils ont toujours en main leur manuel de poésie si vous êtes conforme au patron établi, vous avez du génie; sinon, non. Addison, pour louer Milton, établit que, selon la règle du poëme épique, l'action du Paradis est une, complète et grande; que les caractères y sont variés. et d'un intérêt universel, que les sentiments y sont naturels, appropriés et élevés; que le style y est clair, diversifié et sublime maintenant, vous pouvez admirer Milton; il a un certificat d'Aristote. Écoutez par exemple ces froides minuties de la dissertation classique « Si j'avais suivi la méthode de M. Bossu dans << mon premier article sur Milton, j'aurais daté l'action du Paradis perdu du discours de Raphaël « au cinquième livre1. » Quoique l'allégorie du Péché et de la Mort puisse en quelque mesure être << excusée par sa beauté, je ne saurais admettre que

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deux personnages d'une existence si chimérique "soient les acteurs convenables d'un poëme épique. »> Plus loin il définit les machines poétiques, les conditions de leur structure, l'utilité de leur emploi. Il me semble voir un menuisier qui vérifie la construction

1. Hal I followed monsieur Bossu's method in my first paper on Milton, I should have dated the action of Paradise lost from the beginning of Raphael's speech in this book, etc.

(Spectator, no 327.)

d'un escalier. Ne croyez pas que les choses artificielles le choquent; au contraire, il les admire. Il trouve sublimes les tirades de Dieu le père et les politesses monarchiques dont se régalent les personnages de la Trinité. Les campements des anges, leurs habitudes de chapelle et de caserne, leurs disputes d'école, leur style de puritains aigres ou de royalistes dévots n'ont pour lui rien de faux ni de désagréable. La pédanterie d'Adam et ses prédications de ménage lui semblent convenir au pur état d'innocence. En effet, les classiques des deux derniers siècles n'ont jamais conçu l'esprit humain que comme cultivé. L'enfant, l'artiste, le barbare, l'inspiré leur échappent; à plus forte raison tous les personnages qui sont au delà de l'homme : leur monde se réduit à la terre, et la terre au cabinet d'étude et au salon; ils n'atteignent ni Dieu ni la nature, ou, s'ils y touchent, c'est pour transformer la nature en un jardin compassé et Dieu en un surveillant moral. Ils réduisent le génie à l'éloquence, la poésie au discours, le drame au dialogue. Ils mettent la beauté dans la raison, sorte de faculté moyenne, impropre à l'invention, puissante pour la règle, qui équilibre l'imagination comme la conduite, et qui institue le goût arbitre des lettres en même temps que la morale arbitre des actions. Ils écartent les jeux de mots, les grossièretés sensuelles, les écarts d'imagination, les invraisemblances, les atrocités et tout le mauvais bagage de Shakspeare'; mais ils ne le sui

1. Spectator, 39, 40, 58.

vent qu'à demi dans les profondes percées par lesquelles il entre au cœur de l'homme pour y dévoiler l'animal et le Dieu. Ils veulent bien être touchés, mais non renversés; ils souffrent qu'on les frappe, mais ils exigent qu'on leur plaise. Plaire raisonnablement, voilà l'objet de leur littérature. Telle est la critique d'Addison, semblable à son art, née, comme son art, de l'urbanité classique, appropriée, comme son art, à la vie mondaine, ayant la même solidité et les mêmes limites parce qu'elle a les mêmes sources, qui sont la règle et l'agrément.

VI

Encore faut-il songer que nous sommes ici en Angleterre, et que bien des choses n'y sont point agréables à un Français. C'est en France que l'âge classique a rencontré sa perfection; de sorte que, comparés à lui, ceux des autres pays manquent un peu de fini. Addison, si élégant chez lui, ne l'est point tout à fait pour nous. Auprès de Tillotson, c'est le plus charmant homme du monde. Auprès de Montesquieu, il n'est qu'à demi poli. Sa conversation n'est pas assez vive; les promptes allures, les faciles changements de ton, le sourire aisé, vite effacé et vite repris, ne s'y rencontrent guère. Il se traîne en phrases longues et trop uniformes; sa période est trop carrée; on pourrait l'alléger de tout un bagage de mots inutiles. Il annonce ce qu'il va dire, il marque les divisions et

les subdivisions, il cite du latin, même du grec; il étale et allonge indéfiniment l'enduit utile et pâteux de sa morale. Il ne craint pas d'être ennuyeux. C'est que devant des Anglais cela n'est pas à craindre. Des gens qui aiment les sermons démonstratifs longs de trois heures ne sont point difficiles en fait d'amusement. Souvenez-vous que là-bas les femmes vont par plaisir aux meetings et se divertissent à écouter pendant une demi-journée des discours sur l'ivrognerie ou sur l'échelle mobile; ces patientes personnes n'exigent point que la conversation soit toujours alerte et piquante. Par suite, elles peuvent souffrir une politesse moins fine et des compliments moins déguisés. Quand Addison les salue, ce qui lui arrive souvent, c'est d'un air grave, et sa révérence est toujours accompagnée d'un avertissement; voyez ce mot sur les toilettes trop éclatantes : « Je contemplai ce petit groupe bigarré avec autant de plaisir qu'une planche de tulipes, et je me demandai d'abord si ce n'était pas ⚫ une ambassade de reines indiennes ; mais, les ayant regardées de face, je me détrompai à l'instant et je «vis tant de beauté dans chaque visage que je les <«< reconnus pour anglais; nul autre pays n'eût pu produire de telles joues, de telles lèvres et de tels << yeux1. Dans cette raillerie discrète, tempérée par

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1. I looked with as much pleasure upon this little party-coloured assembly as upon a bed of tulips and did not know at first whether it might not be an embassy of Indian queens; but upon my going about in the pit, and taking them in front, I was immediately undeceived and saw so much beauty in every face, that I found them all

une admiration presque officielle, vous apercevez la manière anglaise de traiter les femmes; l'homme, vis-à-vis d'elles, est toujours un prédicateur laïque; elles sont pour lui des enfants charmants ou des ménagères utiles, jamais des reines de salon ou des égales comme chez nous. Quand Addison veut ramener les dames légitimistes au parti protestant, il les traite presque en petites filles à qui on promet, si elles veulent être sages, de leur rendre leur poupée ou leur gâteau 1. « Elles devraient réfléchir aux grandes souffrances et aux persécutions auxquelles elles

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to be English. Such eyes and lips, cheeks and foreheads could not be the growth of any other country. The complexion of their faces hindered me from observing any farther the colour of their hoods, though I could easily perceive by that unspeakable satisfaction which appeared in their looks, that their own thoughts were wholly taken up in those pretty ornaments they wore upon their heads. (Spectator, no 265.)

1. They should first reflect on the great sufferings and persecutions to which they expose themselves by the obstinacy of their behaviour. They lose their elections in every club where they are set up for toasts. They are obliged by their principle to stick a patch on the most unbecoming side of their foreheads. They forego the advantage of the birthday suits.... They receive no benefit from the army, and are never the better for all the young fellows that wear hats and feathers. They are forced to live in the country and feed their chickens at the same time that they might show themselves at court and appear in brocade, if they behaved themselves well. In short what must go to the heart of every fine woman, they throw themselves quite out of the fashion.... A man is startled when he sees a pretty bosom heaving with such party-rage, as is disagreeable even in that sex, which is of a more coarse and rugged make. - And yet such is our misfortune, that we sometimes see a pair of stays ready to burst with sedition, and hear the most masculine passions exprest in the sweetest voices.... Where a great number of flowers grow, the ground at distance seems entirely covered with them, and

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