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stinct pour défendre le droit. Chacun sent que « sa ⚫ maison est son château, et que la loi veille à sa porte. Chacun se dit qu'il est à l'abri de l'insolence privée, que l'arbitraire public n'arrivera pas jusqu' lui, qu'il a son corps, » qu'il peut répondre à des coups par des coups, à des blessures par des blessures, qu'il sera jugé par un jury indépendant et d'après une loi commune à tous. « Quand un homme en

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Angleterre, dit Montesquieu, aurait autant d'ennemis qu'il a de cheveux sur la tête, il ne lui en ar« riverait rien. Les lois n'y étant pas faites pour un particulier plutôt que pour un autre, chacun se regarde comme monarque, et les hommes dans cette << nation sont plutôt des confédérés que des concitoyens. Cela va si loin, « qu'il n'y a guère de jour « où quelqu'un ne perde le respect au roi d'Angle« terre.... Dernièrement milady Bell Molineux, maî<< tresse fille, envoya arracher les arbres d'une petite pièce de terre que la reine avait achetée pour Ken«sington, et lui fit procès sans avoir jamais voulu, « sous quelque prétexte, s'accommoder avec elle, et fit « attendre le secrétaire de la reine trois heures.... > Quand ils viennent en France, ils sont tout étonnés de voir le régime du bon plaisir, la Bastille, les lettres de cachet, un gentilhomme qui n'ose résider sur sa terre, à la campagne, par crainte de l'intendant; un écuyer de la maison du roi qui, pour une coupure de rasoir, tue impunément un pauvre barbier1. Chez eux, « au

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1. Smollett, Peregrine Pickle, ch. 40.

<< cun citoyen ne craint aucun citoyen.» Causez avec le premier venu, vous verrez combien cette sécurité relève leurs cœurs et leurs courages. Tel matelot qui mène Voltaire en barque, et demain sera pressé pour la flotte, se préfère à lui et le regarde avec compassion en recevant son écu. L'énormité de l'orgueil éclate à chaque pas et à chaque page. Un Anglais, dit Chesterfield, se croit en état de battre trois Français. Ils diraient volontiers qu'ils sont, dans le troupeau des hommes, comme des taureaux dans un troupeau de bœufs. Vous les entendez s'enorgueillir de leurs coups de poing, de leur viande, de leur ale, de tout ce qui peut entretenir la force et la fougue de la volonté virile. « Le roastbeef et la bière font des bras

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plus forts que l'eau claire et les grenouilles.» Aux yeux de la foule, leurs voisins sont des perruquiers affamés, papistes et serfs, sortes de créatures inférieures qui n'ont ni la propriété de leurs corps ni le gouvernement de leurs consciences, marionnettes et machines dans la main d'un maître et d'un prêtre. Pour eux, ils sont « les princes de l'espèce humaine. « Je les vois passer, l'orgueil dans le maintien, le défi « dans les yeux, tendus vers de hauts desseins, troupe sérieuse et pensive. Les formes ne les ont point polis; ils sortent intacts des mains de la nature, apres « dans leur hardiesse native de cœur, fidèles à ce qu'ils croient le juste, supérieurs à la contrainte. « Chez eux, le paysan lui-même' se glorifie de sur

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1. Hogarth,

« veiller ses droits et apprend à vénérer son titre << d'homme 1. >>

Des hommes ainsi faits peuvent se passionner pour les affaires publiques, car ce sont leurs affaires; en France, ce ne sont que les affaires du roi et de Mme de Pompadour. Ici, les partis sont ardents comme les sectes gens de la haute et de la basse Église, capitalistes et propriétaires fonciers, noblesse de cour et châtelains rustiques, ils ont leurs dogmes, leurs théories, leurs mœurs et leurs haines, comme les presbytériens, les anglicans et les quakers. Le squire de campagne déblatère, après boire, contre la maison de Hanovre, et porte la santé du roi au delà de l'eau; le whig de la ville, le 13 janvier, porte celle de l'homme au masque', et ensuite de l'homme qui fera la même chose sans masque. Ils se sont emprisonnés, exilés, décapités tour à tour, et le Parlement retentit tous les jours de la fureur de leurs invectives. La vie politique, comme la vie religieuse, surabonde et déborde, et ses explosions ne font que marquer la

1.

Stern o'er each bosom reason holds her state;
With daring aims irregularly great.

Pride in their port, defiance in their eye,

I see the lords of human kind pass by;

Intent on high designs, a thoughtful band,

By forms unfashioned, fresh from nature's hand;

Fierce in their native hardiness of soul,

True to imagined right, above control,

While even the peasant boasts these rights to scan,
And learns to venerate himself a man.

(Goldsmith.)

2. Lord Chesterfield remarque qu'un Français d'alors n'entend point le mot de patrie; qu'il faut lui parler de son prince.

3. L'exécuteur de Charles Ier.

force de la flamme qui l'entretient. L'acharnement des partis dans l'État comme dans la foi est une preuve de zèle; la tranquillité constante n'est que l'indifférence générale, et s'ils se battent aux élections, c'est qu'ils prennent intérêt aux élections. Ici, « un couvreur se fait apporter sur les toits la gazette « pour la lire. » Un étranger qui lirait les journaux << croirait le pays à la veille d'une révolution.» Quand le gouvernement fait une démarche, le public se sent. engagé; c'est son honneur et c'est son bien dont le ministre dispose; que le ministre prenne garde à lui,, s'il en dispose mal. Chez nous, M. de Conflans, qui par lâcheté a perdu sa flotte, en est quitte pour une épigramme; ici, l'amiral Byng, qui par prudence a évité de risquer la sienne, est fusillé. Chacun, dans sa condition et selon sa force, prend part aux affaires; la populace casse la tête des gens qui ne veulent pas boire à la santé de Sacheverell; les gentilshommes viennent en cavalcade à sa rencontre. Toujours quelque favori ou ennemi public provoque des démonstrations publiques. C'est Pitt, que le peuple acclame, et sur qui « les municipalités font pleuvoir << des boîtes d'or. » C'est Grenville, que l'on va siffler au sortir de la chambre. C'est lord Bute, que la reine aime, qu'on hue, et dont on brûle les emblèmes, une botte et une jupe. C'est le duc de Bedford, dont le palais est attaqué par une émeute, et ne peut être défendu que par une garnison de fantassins et de cavaliers. C'est Wilkes, dont le gouvernement a saisi les papiers, et à qui le jury assigne sur le gouverne

LITT. ANGL.

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III

ment une indemnité de mille pounds. Chaque matin, les journaux et les pamphlets viennent discuter les affaires, juger les caractères, invectiver par leur nom les lords, les orateurs, les ministres, le roi lui-même. Qui veut parler parle. Dans ce tumulte d'écrits et de ligues, l'opinion grossit, s'enfle comme une vague, et, tombant sur le Parlement et la cour, noie les intrigues et entraîne les dissentiments. Au fond, en dépit des bourgs pourris, c'est elle qui gouverne. Le roi a beau être obstinė, les grands ont beau faire des ligues; sitôt qu'elle gronde, tout plie ou craque. Les deux Pitt ne montent si haut que parce qu'ils sont portés par elle, et l'indépendance de l'individu aboutit à la souveraineté de la nation.

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Dans un pareil état, << toutes les passions étant libres1, la haine, l'envie, la jalousie, l'ardeur de << s'enrichir et de se distinguer, paraissent dans toute « leur étendue. » Jugez de la force et de la séve avec lesquelles l'éloquence doit s'y implanter et végéter. Pour la première fois depuis la ruine de la tribune antique, elle a trouvé le sol dans lequel elle peut s'enraciner et vivre, et une moisson d'orateurs se lève, égale, par la diversité des talents, par l'énergie des convictions et par la magnificence du style, à celle qui couvrit jadis l'agora grecque et le forum romain. Depuis longtemps, il semblait que la liberté de discussion, la pratique des affaires, l'importance des

1. Montesquieu, liv. XIX, chap. XXVII.

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