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reflux, la dévotion, balayée avec l'honnêteté, laissa l'homme dévasté et fangeux. Les parties supérieures de sa nature disparurent; il n'en resta que l'animal sans frein ni guide, lancé par ses convoitises à travers la justice et la pudeur.

Quand on regarde ces mœurs à travers Hamilton et Saint-Évremond, on les tolère. C'est que leurs façons. françaises font illusion. La débauche du Français n'est qu'à demi choquante; si l'animal en lui se déchaîne, c'est sans trop d'excès. Son fonds n'est pas, comme chez l'autre, rude et puissant. Vous pouvez casser la glace brillante qui le recouvre, sans rencontrer le torrent gonflé et bourbeux qui gronde sous son voisin1; le ruisseau qui en sortira n'aura que de petites échappées, rentrera de lui-même et vite dans son lit accoutumé. Le Français est doux, naturellement civilisé, peu enclin à la sensualité grande ou grossière, amateur de conversation sobre, aisément prémuni contre les mœurs crapuleuses par sa finesse et son bon goût. Le chevalier de Grammont a trop d'esprit pour aimer l'orgie. C'est qu'en somme l'orgie n'est pas agréable casser des verres, brailler, dire des ordures, s'emplir jusqu'à la nausée, il n'y a là rien de bien tentant pour des sens un peu délicats; il

1. Voyez, dans Richardson, Swift et Fielding, mais surtout dans Hogarth, la peinture de cette débauche brutale. Encore récemment dans un finish à Londres, les gentlemen s'amusaient à soûler de belles filles parées en robe de bal; puis quand elles tombaient inertes, à leur faire avaler du poivre, de la moutarde et du vinaigre. (Flora Tristan, 1840, Promenades dans Londres, chap. viii. moin oculaire.)

est né épicurien, et non glouton ou ivrogne. Ce qu'il cherche, c'est l'amusement, non la joie déboutonnée ou le plaisir bestial. Je sais bien qu'il n'est pas sans reproche. Je ne lui confierais pas ma bourse, il oublie trop aisément la distinction du tien et du mien; surtout je ne lui confierais pas ma femme: il n'est pas net du côté de la délicatesse; ses escapades au jeu et auprès des dames sentent d'un peu bien près l'aigrefin et le suborneur. Mais j'ai tort d'employer ces grands mots à son endroit; il sont trop pesants, ils écrasent une aussi fine et aussi jolie créature. Ces lourds habits d'honneur ou de honte ne peuvent être portés que par des gens sérieux, et Grammont ne prend rien au sérieux, ni les autres, ni lui-même, ni le vice, ni la vertu. Passer le temps agréablement, voilà toute son affaire. « On ne s'ennuya plus dans l'armée, dit Hamilton, dès qu'il y fut. » C'est là sa gloire et son objet; il ne se pique ni ne se soucie d'autre chose. Son valet le vole: un autre eût fait pendre le coquin : mais le vol était joli, il garde son drôle. Il partait oubliant d'épouser sa fiancée, on le rattrape à Douvres ; il revient, épouse; l'histoire était plaisante il ne demande rien de mieux. Un jour, étant sans le sou, il détrousse au jeu le comte de Caméran. « Est-ce qu'après la figure qu'il a faite, Grammont peut plier bagage comme un croquant? Non pas, il a des sentiments, il soutiendra l'honneur de la France. » Le badinage couvre ici la tricherie; au fond, il n'a pas d'idées bien claires sur la propriété. Il régale Caméran avec l'argent de Caméran ; Caméran eût-il mieux fait,

ou autrement? Peu importe que son argent soit dans la poche de Grammont ou dans la sienne : le point important est gagné, puisqu'on s'est amusé à le prendre et qu'on s'amuse à le dépenser. L'odieux et l'ignoble disparaissent de la vie ainsi entendue. S'il fait sa cour aux princes, soyez sûr que ce n'est point à genoux une âme si vive ne s'affaisse point sous le respect; l'esprit le met de niveau avec les plus grands; sous prétexte d'amuser le roi, il lui dit des vérités vraies. S'il tombe à Londres au milieu des scandales, il n'y enfonce point; il y glisse sur la pointe du pied, si lestement qu'il ne garde pas de boue. On n'aperçoit plus sous ses récits les angoisses et les brutalités que les événements recèlent; le conte file prestement, éveillant un sourire, puis un autre, puis encore un autre, si bien que l'esprit tout entier est emmené, d'un mouvement agile et facile, du côté de la belle humeur. A table, Grammont ne s'empiffrera pas; au jeu, il ne deviendra pas furieux; devant sa maîtresse, il ne lâchera pas de gros mots; dans les duels, il ne haïra pas son adversaire. L'esprit français est comme le vin français: il ne rend les gens ni brutaux, ni méchants, ni tristes. Telle est la source de cet agrément les soupers ne détruisent ici ni la finesse, ni la bonté, ni le plaisir. Le libertin reste

Sire,
Eh!

1. Le roi jouait au trictrac: arrive un coup douteux : « Ah! voici Grammont qui nous jugera; Grammont, venez nous juger. vous avez perdu. Comment! vous ne savez pas encore.... ne voyez-vous pas, sire, que si le coup eût été seulement douteux, ces messieurs n'auraient pas manqué de vous donner gain de cause? »

sociable, poli et prévenant; sa gaieté n'est complète que par la gaieté des autres 1; il s'occupe d'eux aussi naturellement que de lui-même, et, par surcroît, il reste alerte et dispos d'intelligence; les saillies, les traits brillants, les mots heureux petillent sur ses lèvres : il pense à table et en compagnie, quelquefois mieux que seul ou à jeun. Vous voyez bien qu'ici le débauché n'opprime pas l'homme; Grammont dirait qu'il l'achève, et que l'esprit, le cœur, les sens ne trouvent leur perfection et leur joie que dans l'élégance et l'entrain d'un souper choisi.

III

Tout au rebours en Angleterre. Si on gratte la morale qui sert d'enveloppe, la brute apparaît dans sa violence et sa laideur. Un de leurs hommes d'État disait que chez nous la populace lâchée se laisserait conduire par les mots d'humanité et d'honneur, mais que chez eux, pour l'apaiser, il faudrait lui jeter de la viande crue. L'injure, le sang, l'orgie, voilà la pâture où se rua cette populace de nobles. Tout ce qui excuse un carnaval y manque, et d'abord l'esprit. Trois ans après le retour du roi, Butler publie son Hudibras avec quels applaudissements! les contemporains seuls peuvent le dire, et le retentissement s'en est prolongé jusqu'à nous. Si vous saviez comme

:

1. « Il déterrait les malheureux pour les secourir. >>

ou autrement? Peu importe que son argent soit dans la poche de Grammont ou dans la sienne : le point important est gagné, puisqu'on s'est amusé à le prendre et qu'on s'amuse à le dépenser. L'odieux et l'ignoble disparaissent de la vie ainsi entendue. S'il fait sa cour aux princes, soyez sûr que ce n'est point à genoux une âme si vive ne s'affaisse point sous le respect; l'esprit le met de niveau avec les plus grands; sous prétexte d'amuser le roi, il lui dit des vérités vraies. S'il tombe à Londres au milieu des scandales, il n'y enfonce point; il y glisse sur la pointe du pied, si lestement qu'il ne garde pas de boue. On n'aperçoit plus sous ses récits les angoisses et les brutalités que les événements recèlent; le conte file prestement, éveillant un sourire, puis un autre, puis encore un autre, si bien que l'esprit tout entier est emmené, d'un mouvement agile et facile, du côté de la belle humeur. A table, Grammont ne s'empiffrera pas; au jeu, il ne deviendra pas furieux; devant sa maîtresse, il ne lâchera pas de gros mots; dans les duels, il ne haïra pas son adversaire. L'esprit français est comme le vin français: il ne rend les gens ni brutaux, ni méchants, ni tristes. Telle est la source de cet agrément les soupers ne détruisent ici ni la finesse, ni la bonté, ni le plaisir. Le libertin reste

Eh!

1. Le roi jouait au trictrac: arrive un coup douteux : « Ah! voici Grammont qui nous jugera; Grammont, venez nous juger. Sire, vous avez perdu. Comment! vous ne savez pas encore.... ne voyez-vous pas, sire, que si le coup eût été seulement douteux, ces messieurs n'auraient pas manqué de vous donner gain de cause? »>

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