Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE XIII.

LA BAISON EXCLUT DU SOUVERAIN BIEN TOUT ÉLÉMENT

QUI PUISSE ALTÉRER L'IDÉE DE L'HONNÊTE.

10 Il faut retrancher de la philosophie toute opinion qui retranche l'honnêteté du souverain bien. L'homme, dieu mortel, est né pour autre chose que pour les voluptés bestiales. Critique d'Aristippe, d'Hiéronyme, de Carnéade.

2o Il faut rejeter aussi les doctrines qui ajoutent à l'honnêteté le plaisir, qu'elle méprise, ou l'absence de douleur, qui n'est pas un bien. Critique de Calliphon et de Diodore.

3o Il faut rejeter enfin les systèmes qui, comme ceux de Pyrrhon, d'Ariston ou d'Hérille, comptent pour rien nos tendances naturelles, et ne peuvent déduire de leur idée du souverain bien aucune règle pratique de conduite.

1

C'est ce que je veux faire aussi, en suivant la route que la raison semble me tracer ; et pour abréger les disputes, je commence par dire qu'il faut retrancher absolument de la philosophie les opinions de ceux qui retranchent la vertu du souverain bien ; et surtout celle d'Aristippe et des cyrénaïques, ses sectateurs, qui n'ont pas eu honte de le faire consister dans la volupté qui chatouille les sens, en méprisant cette absence de douleur dont parle Epicure.

Ces gens-là n'ont pas vu que, comme la nature a dressé en quelque sorte elle-même le cheval pour la course, le bœuf pour le labourage, et le chien pour la chasse, elle a aussi fait naître l'homme, comme un dieu mortel, pour deux choses, suivant la pensée d'Aristote : pour l'intelligence et pour l'action. Eux, au contraire, ils ont prétendu que cet être divin n'était né que pour manger et pour se reproduire, comme les bêtes brutes. Je ne vois rien de plus absurde.

Voilà les reproches que mérite Aristippe, qui a regardé ce que tout le monde entend par volupté 2 non-seulement comme le souverain bien, mais comme le seul vrai bien. Sans doute vos philosophes ne partagent point cette erreur;

1. Ce chapitre n'est guère qu'une amplification du chapitre précédent.

2. C'est-à-dire la volupté des sens.

mais son erreur, à lui, est vraiment impardonnable. En effet, la figure même du corps humain, et l'intelligence dont l'homme est doué, font hien voir qu'il n'est pas né seulement pour jouir de la volupté des sens. Il ne faut pas s'arrêter beaucoup plus sérieusement à Hiéronyme, qui met le souverain bien dans l'absence de la douleur, comme font quelquefois, et trop souvent même, les épicuriens: car si la douleur est un mal, il ne s'ensuit pas que pour vivre heureux il suffise de n'avoir point de douleur; et il faut laisser dire à Ennius:

C'est un assez grand bien que l'absence du mal'.

Pour nous, jugeons de la félicité de la vie, non par l'éloignement seul du mal, mais par l'acquisition du vrai bien ; et appliquons-nous à le chercher, non dans la mollesse et dans la volupté, comme Aristippe, ni dans l'absence de la douleur, comme Hiéronyme, mais dans la pratique des actions vertueuses et dans les plus sages méditations.

Ce que je viens de dire du souverain bien d'après l'un et l'autre, se peut dire de l'opinion de Carnéade, quoiqu'il l'ait avancée plutôt pour combattre les stoïciens, contre lesquels il était en guerre, que pour soutenir ses propres sentiments; car le souverain bien dont il parle est de telle nature, qu'étant joint à la vertu, non-seulement il mériterait d'être admis, mais il pourrait mettre le comble à la félicité de la vie; et c'est ici l'objet de la question.

Quant à ceux qui ajoutent à la vertu, ou la volupté que la vertu méprise, ou l'absence de la douleur, qui n'a rien de mauvais en soi, mais qui ne peut jamais être un souverain bien, ils y ajoutent des choses qui n'en valent pas la peine, et je ne comprends pas pourquoi ils sont en cela si ménagers et si avares 2. Comme s'il leur fallait acheter de leur argent de quoi habiller la vertu, ils ne lui donnent que des choses de nulle valeur, et ils lui en donnent seulement une ou

1. C'est sans doute un vers d'une tragédie d'Hécube, traduite d'Euripide par Ennius. On trouve en effet dans l'Hécube d'Euripide (622, 623) ces paroles:

κεῖνος ὀλβιώτατος

Ὅτῳ κατ' ἦμαρ τυγχάνει μηδὲν κακόν.

2. Il s'agit de Calliphon et de Diodore.

deux, au lieu de l'accompagner de tout ce qui est conforme aux vœux primitifs de la nature.

Pyrrhon et Ariston ayant compté pour rien ces principes naturels, au point de n'établir aucune différence entre se porter bien et être malade, il y a longtemps qu'on a cessé de disputer contre eux. En voulant réduire tout à la vertu seule, jusqu'à lui ôter le choix des choses et ne lui laisser ni origine ni fondement, ils ont détruit la vertu même qu'ils cherchaient à embrasser. Hérille, qui a voulu tout renfermer dans la science, a eu quelque bien véritable pour objet, mais non pas le plus grand des biens, ni un bien qui pût servir à toute la conduite de la vie. On l'a donc aussi abandonné, et, depuis Chrysippe, personne n'a disputé contre lui.

:

CHAPITRE XIV.

DÉFINITION DE L'HONNÊTE.

Toutes les autres doctrines écartées, il ne reste plus que celle d'Épicure le débat se circonscrit, et s'engage entre la volupté et la vertu. Définition de l'honnête: ce qui est louable par soi-même. - Quatre vertus déduites de l'honnêteté : sagesse, justice, courage, tempérance ou convenance.

Il ne reste que vous autres à combattre; car avec les académiciens, qui n'affirment jamais rien, comme s'ils désespéraient qu'on pût connaître la vérité, et qui ne font que suivre ce qui leur paraît le plus vraisemblable, on ne sait comment s'y prendre. Mais, contre Epicure, on est d'autant plus embarrassé qu'il joint ensemble deux sortes de voluptés, que lui et ses amis ont vivement soutenues et qui ont eu ensuite beaucoup de défenseurs, et qu'il est arrivé, je ne sais

1. C'est à tort que Cicéron rapproche et confond ici les deux doctrines d'Ariston et de Pyrrhon, qui pouvaient aboutir au même résultat pratique, mais partaient de principes bien différents. Les pyrrhoniens doutaient de tout, même de la vertu et du bien moral; Ariston ne voulait croire qu'à un seul bien, le bien moral. L'indifférence universelle des uns provenait de leur scepticisme universel; l'indifférence des autres provenait de leur croyance exclusive à une réalité suprême : la vertu.

comment, que le juge qui a le moins d'autorité et le plus de pouvoir, je veux dire le peuple, fortifie extrêmement leur parti. Si nous ne les réfutons cependant, il faut renoncer à tout sentiment de vertu, d'honneur, de véritable gloire. Ainsi, laissant à part toutes les autres opinions, c'est désormais, non pas à moi à disputer contre vous, Torquatus, mais à la vertu à combattre contre la volupté. Ce n'est pas une lutte indifférente, suivant l'ingénieux Chrysippe, et de ce combat dépend la question du souverain bien . Je suis persuadé du moins que, si je puis parvenir à faire voir qu'il y a quelque chose d'honnête, qui mérite d'être recherché à cause de luimême, j'aurai absolument renversé toutes vos maximes. Je vais donc l'essayer en peu de mots, comme le temps l'exige, et j'examinerai ensuite toutes vos raisons, Torquatus, si je puis m'en souvenir.

Par l'honnête, nous entendons ce qui est tel que, faisant abstraction de toute sorte d'utilité, et sans aucune vue d'intérêt, on puisse y attacher de l'estime et de la gloire; et, quoique cette définition en donne à peu près l'idée, on le connaît encore mieux par le témoignage universel de l'opinion et par l'exemple de tant d'hommes vertueux qui, sans aucun autre motif que celui du beau, du juste et de l'honnête, ont fait bien des choses dont ils voyaient aisément qu'ils n'avaient nul profit à espérer. Quelle est, en effet, la principale supériorité de l'homme sur les bêtes? c'est ce noble présent de la nature, la raison; cette intelligence vive et perçante, qui examine, qui pénètre plusieurs choses en même temps; cette sagacité d'esprit qui voit les causes et les conséquences, qui établit les rapports, qui joint les objets séparés, qui assemble l'avenir avec le présent, et qui comprend l'état de tout le cours de la vie. Par la raison l'homme recherche la société des autres hommes, et il se conforme à leurs manières, à leur langage, à leurs coutumes; en sorte que, de l'amitié de ses parents et de sa famille, il passe à celle de ses concitoyens, et s'étend enfin à celle de tous les mortels. L'homme, ainsi que Platon l'écrivait à Archytas, doit se souvenir qu'il n'est pas né seulement pour lui, mais pour les siens et pour sa patrie, et qu'il ne lui reste qu'une petite portion de lui-même dont il soit le maître 2.

1. Allusion à quelque passage du traité de Chrysippe Hɛpì téλwv. 2. V. les lettres attribuées à Platon (IX).

De plus, comme l'envie de découvrir la vérité lui est naturelle (ce qui se voit aisément lorsque, dans notre loisir, nous cherchons même à savoir les mystères célestes), de là vient que nous aimons tout ce qui est vrai, comme la fidélité, la simplicité, la constance; et que nous haïssons tout ce qui est faux et qui nous trompe, comme la fraude, le parjure, la malignité, l'injustice. Enfin la raison a en elle-même je ne sais quelle force sublime et fière, plus faite pour commander que pour obéir, et qui regarde tous les accidents humains, non-seulement comme supportables, mais comme légers à supporter; véritable puissance de l'âme, qui ne craint rien, ne cède à personne, et garde toujours la victoire. A ces trois genres de l'honnête 1, il faut en joindre un quatrième qui jouit de la même beauté et se rattache à tous les trois l'ordre et la proportion, qu'on transporte des objets sensibles aux choses morales, et qui, naissant des trois premières vertus, règle de telle sorte les discours et les actions qu'on évite d'agir au hasard, qu'on ne nuit à personne ni de paroles ni autrement, et qu'on se garde bien de rien faire et de rien dire qui paraisse indigne d'un noble caractère 2.

CHAPITRE XV.

L'HONNÊTE D'APRÈS EPICURE.

Selon Epicure, l'honnête n'est rien, ou c'est simplement ce que loue la foule, et on ne recherche l'honnête qu'en vue du plaisir de la louange. Contradictions d'Epicure avec lui-même.

Voilà précisément, Torquatus, ce que c'est que l'honnêteté, qui consiste dans les quatre vertus dont vous avez aussi parlé. Votre Epicure dit qu'il ne sait ce que c'est, ni ce que veulent dire ceux qui prennent l'honnêteté pour mesure du souverain bien. Il prétend que rapporter toutes choses à l'honnêteté, sans y joindre la volupté, c'est dire des paroles vides de sens (ce sont ses propres termes), et qu'il ne saurait com

1. La justice, la sagesse, le courage.

2. Dans tout ce passage, Cicéron se montre exclusivement stoïcien et platonicien.

« PreviousContinue »