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lourde et coûteuse occupation étrangère, de fixer à une date de trentecinq jours après la ratification le départ des troupes russes. Cette retraite définitive de l'armée du tsar est assurément un point important pour la régularisation de tous les rapports en Orient, pour la réalisation de la première condition de la paix. Malheureusement, tandis que la Russie semble régler ses affaires avec la Turquie, elle s'engage d'un autre côté dans une sorte de conflit avec la Roumanie, à propos de la délimitation de la Dobrutscha. La Roumanie, non sans raison, tient au moins à garder une certaine liberté de communication avec la province qu'elle se serait dispensée d'accepter, qui lui a été imposée en échange des territoires qu'elle a été obligée de rétrocéder à la Russie, et c'est là justement l'occasion du conflit qui est venu réveiller toutes les susceptibilités de la Roumanie, d'une alliée que les Russes ont déjà blessée au vif. L'incident n'ira pas bien loin sans doute, il n'est pas moins singulier et significatif. Les Russes se querellent encore avec les Roumains; les diplomates turcs, d'un autre côté, en sont toujours à batailler avec les Grecs au sujet de la frontière nouvelle que la uiplomatie européenne tient à donner au royaume hellénique, de sorte que cette grande confusion turque est loin d'être éclaircie et que ces malheureuses affaires d'Orient ne sont peut-être pas si près d'être finies. Bien des difficultés peuvent s'élever encore avant d'arriver au terme.

Que, malgré tout, l'exécution du traité de Berlin, patiemment conduite, doive finir par prévaloir, que le sentiment de la paix doive, au bout du compte, dominer toutes les résistances et même les mauvais vouloirs, c'est assez vraisemblable. L'Angleterre, quant à elle, ne laisse pas échapper une occasion de témoigner sa confiance. Elle y est intéressée, puisque dans toutes ces affaires elle a gagné des positions matérielles, un surcroît d'influence morale, une autorité diplomatique renaissante. Le ministère anglais vit de ces succès que lui a procurés la politique de lord Beaconsfield, de lord Salisbury, et à l'approche de la session qui va se rouvrir, l'opposition elle-même ne laisse pas de témoiguer quelque hésitation. Il y a comme un secret embarras dans les discours que le chef du parti libéral aux communes, le marquis Hartington, vient de prononcer comme pour préparer les prochains débats parlementaires. M. Gladstone seul n'est jamais embarrassé; mais M. Gladstone est devenu un régulier par ses excentricités. L'opposition régulière représentée par le marquis Hartington veut bien critiquer la politique ministérielle, elle la critique même vivement; elie hésite à proposer elle-même une politique différente qui risquerait de choquer le sentiment anglais. C'est par là que le ministère a acquis une force singulière : il a flatté le sentiment national, il a réussi à rendre à l'Angleterre une position qu'elle n'avait pas eue depuis longtemps. Les succès de lord Beaconsfield ont fait oublier les hardiesses, les témérités de son imagination. Le dai ger, à part les affaires inté

rieures, ne peut venir pour lui que de deux questions qui vont être passionnément agitées.

Le ministère a réussi jusqu'à ce moment dans la guerre de l'Afghanistan. L'armée anglaise a vaincu tous les obstacles, elle n'a éprouvé aucun revers sérieux. Rien n'est fini cependant, et si les armes britanniques ont tout leur prestige, la question politique reste entière daas sa gravité, avec tout ce qu'elle peut provoquer de complications pour l'avenir. Voici, d'un autre côté, un incident aussi pénible qu'inopperten né d'une de ces expéditions lointaines que l'Angleterre, elle aussi, se per net quelquefois. Au sud de l'Afrique, dans la colorie du Cap, le gouverneur anglais, lord Chelmsford, est engagé dans une guerre contre un petit roi barbare, contre des peuplades sauvages, et une colonne anglaise vient d'être presque entièrement détruite. Les hostilités ne peuvent être sérieusement reprises, l'affront ne peut être vengé qu'après l'arrivée de nouveaux renforts. L'émotion a été extraordinaire à Londres, et l'Angleterre ne laissera sûrement pas en détresse les défenseurs qui portent son drapeau contre les Zoulous; mais on ne manquera pas d'accuser encore une fois l'esprit d'aventure de lord Beaconsfield, et cette cruelle échauffourée du Cap est peut-être une arme dangereuse tombée tout à coup aux mains de l'opposition à la veille 'même d'une session où vont se débattre tant de questions qui intéressent la grandeur de l'Angleterre.

CH. DE MAZADE.

ESSAIS ET NOTICES.

Le Théâtre en Angleterre depuis la conquête jusqu'aux prédécesseurs immediats de Shakspeare, par M. Jules Jusserand. Paris, 1878, Hachette.

Les savantes études de M. Taine et les travaux plus récens de M. MƐzières nous ont fait connaître jusqu'à nos jours l'histoire de la littérature anglaise depuis l'époque relativement éloignée où le génie rational trouva son expression déjà complète avec les Greene, les Peele, les Hush et tant d'autres qui précédèrent de quelques années seulement Shakspeare; et nous pouvons suivre avec certitude, comme la nôtre, cutto brillante histoire dans tout son développement, avec ses clartés subites, ses périodes tantôt lumineuses, tantôt assombries, toujours demines par l'immortel éclat du poète d'Othello. Cependant, à mesure qu'elle est satisfaite, notre curiosité demande davantage, et aujourd'hui la recherche des origines est devenue si nécessaire et si goûtée que nous n'acceptons pas volontiers ces obscurités qui nous cachent les pren iets siècles et couvrent comme d'un voile toute une époque dans le passé. Dans la nuit du moyen âge, à travers les enthousiasmes et sous Peñort de la renaissance, pendant l'effondrement qu'amena la réforme, ! au

cien esprit saxo-normand ne s'est-il pas manifesté? Le goût public n'at-il pas subi de profondes atteintes et, s'il ne s'est pas modifié malgré ces violentes influences auxquelles l'Europe entière obéissait, ne devonsnous pas en rechercher les causes et remonter plus loin, depuis Shakspeare pendant la réforme, la renaissance, jusqu'au moyen âge, pour y trouver le principe d'une aussi grande vitalité?

M. Jusserand vient de faire cette exploration : il nous présente dans son livre les origines du drame anglais et il en reconstitue l'histoire depuis la conquête jusqu'aux prédécesseurs immédiats de Shakspeare. Ce sont d'abord les fêtes, pour la cour, pour le peuple, les masques, joyeux divertissemens où l'art dramatique prend de jour en jour une part plus large; puis, sous l'influence de la noblesse et du clergé, les mystères ou miracles, drames religieux rapidement identifiés qui du couvent passèrent dans l'église et de l'église dans la rue une immense faveur les accueille, et le peuple ne se lasse pas de ces représentations de carrefour, de ce spectacle nouveau qui plaît à son imagination, dont la grosse licence le fait rire et dont l'éclat l'éblouit et le charme, car « il y avait des machines, des damnés engloutis, une barque traversant la scène. » Mais enfin le clergé s'alarme, les mystères ont perdu leur caractère édifiant; en 1384, l'évêque de Winchester interdit vainement ces drames satiriques ou scandaleux que la foule applaudit pendant cinq cents ans et dont quelques-uns furent joués malgré la réforme, et du vivant même de Shakspeare. Toutefois, avec le temps, le caractère en avait changé : au fond de la pensée toujours naïve et sincère, nous découvrons peu à peu le germe du drame ou de la comédie future et, dans les textes originaux que nous fournit en abondance M. Jusserand, il est facile de voir se glisser un à un dans les mystères la plupart des élémens qui formeront un jour le théâtre national anglais.

Cependant l'idée religieuse n'était pas la seule qui demandat au théâtre son expression, et la philosophie, qui ne passionna guère moins tous les esprits à la fin du moyen âge, voulut aussi se vulgariser; les moralités nous montrent alors sur la scène, non pas ces acteurs à la fois joyeux et graves qui interprétaient la Bible au goût du jour et dans le rude langage de la foule, mais de pures abstractions personnifiées; vertu, vice, innocence, luxure, audace, chrétienté, science, nature, mort, prennent tour à tour la parole, discutent, et ce n'est pas sans étonnement que nous voyons les spectateurs de ce temps-là écouter et suivre avec un patient intérêt ces obscurs et interminables débats, car ce qui faisait le principal attrait des mystères, la vie, manque aux moralités, et, le plus souvent, on n'y trouve que des sermons dialogués. Cette partie du livre de M. Jusserand n'en est cependant pas la moins curieuse; bien que le sujet semble aride, il est même à regret:er que l'auteur ne lui ait pas donné plus de développement et qu'il se borne à

observer, sans nous permettre d'en bien juger par nous-mêmes, que les moralités tendent à se rapprocher de la comédie de caractère; saus doute les explications de l'auteur sont ingénieuses et son parallèle estre la comé lie de caractère et le draine de Shakspeare nous fait comprendre l'importance de son observation; mais il ne faut pas, dans un livre où l'érudition domine, craindre d'éclairer le lecteur par des exemples mul tipliés.

La farce prend place aussi parmi les élémens qui formèrent le théâtre national à côté du nom célèbre de Chaucer, l'auteur nous fat con naître celui de John Heywood, qui semble avoir reporté sur la scène la finesse et l'esprit de ce charmant conteur; mais bientôt, avec les anonymes, la farce change de nature et se rapproche de la comédie: le théâtre anglais a déjà son caractère national assez déterminé pour l'tter contre l'envahissement de la renaissance et ne pas se laisser entrainer, avec la France et l'Italie, à ce retour rapide vers le passé. Les secousses de la réforme même ne l'atteignent pas un instant l'incer titude, le trouble, paralysent sa vitalité. Les classiques veulent transformer, les moralistes veulent supprimer; la cour elle-men.e donne l'exemple, mais cet enthousiasme sans spontanéité pour les anciens n'aboutit qu'à l'euphuism, langage précieux et ridicule qui fut de mode au début du règne d'Élisabeth: le goût du peuple triomphe et sinpose, le drame reste romantique.

Nous nous rapprochons dès lors des poètes déjà connus; -msques, mystères, moralités, drame ou comédie, tout s'est confonda sous une même tendance, et ces élémens réunis n'ont fait que privarer et fonder ce monument du théâtre anglais que Shakspeare va bientôt immortaliser. L'auteur consacre la fin de son livre à nous fire connaître les poètes dont les œuvres présentent déjà un certain carnotère d'unité et que les prédécesseurs immédiats de Shakspeare ont fait oublier, et, à l'aide de textes importans, par des observations min 1tieuses, il leur rend la juste part de gloire qui leur revient. No s devons surtout lui savoir gré d'avoir comblé dans l'histoire littéraire are lacune de plus de cinq siècles et d'avoir apporté dans ce trava! de découverte, au milieu de documens si variés, une méthode et une ret teté précieuses. Sans être exempt de certains reproches, sen livre, avant lui, n'était pas fait, et les historiens pour lesquels il aura éclairé de nouvelles voies pourront le compléter, mais non pas le refaire: il est à regretter que M. Jusserand, qui ne craint pas les généralisations hardies et les rend intéressantes quand il met en parallèle "Angletone et la France, trahisse parfois une fougue, un emportement, qui tionnent le lecteur sur la défensive.

PAUL D'ESTOURNELLES DE CONSTAT

Le directeur-gérant, C. BuLoz.

TABLE DES MATIÈRES

DU

TRENTE ET UNIÈME VOLUME

TROISIÈME PÉRIODE. XLIX ANNÉE.

JANVIER FÉVRIER 4879

Livraison du 1er Janvier.

LA THESSALIE, NOTES DE VOYAGE, par M. EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUÉ..
L'INSTRUCTION PRIMAIRE AU POINT DE VUE DE LA PSYCHOLOGIE, par M. PAUL
JANET, de l'Institut de France. . . .

5

41

LES POLÉMIQUES RELIGIEUSES AU SECOND SIÈCLE, par M. GASTON BOISSIER, de
l'Académie Française. . .

69

LE FILS DE CORALIE, première partie, par M. ALBERT DELPIT
La Musique en ALLEMAGNE, par M. ÉMILE MICHEL...

113

159

MADAME, DUCHESSe d'Orléans, d'après une récente PUBLICATION, par M. ERNEST
JAEGLE...

101

LA CORRESPONDANCE D'EUGÈNE DELACROIX, par M. G. VALBERT.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE, HISTOIRE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE.

13

225

236

ESSAIS ET NOTICES. - LIVRES D'ART ET LIVRES À FIGURES

Livraison du 15 Janvier.

LE FILS DE CORALIE, seconde partie, par M. ALBERT DELPIT..

ESQUISSES LITTÉRAIRES,

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M. CHARLES DE MAZADE, par M. ÉMILE MONTÉGUT.
LA ROSÉE, SON HISTOIRE ET SON ROLE, par M. J. JAMIN, de l'Académie des
Sciences...

L'ENFANCE A PARIS. - VI. LES RENDEZ-VOUS DU CRIME, LES JEUNES ADULTES ET
L'ÉDUCATION CORRECTIONNELLE, par M. OTHENIN D'HAUSSONVILLE. . . . .
UN VOYAGEUR FRANÇAIS DANS L'ÉTHIOPIE MÉRIDIONale. II. LA MISSION DE
M. ARNOUX, par M. L. LOUIS-LANDE..

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