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il faut l'entraînement du nombre, le stimulant de l'exemple, l'attrait de l'émulation. »>

L'enseignement mutuel étant abandonné, l'enseignement individuel impossible, restait l'enseignement simultané, que les écoles congréganistes avaient toujours continué de pratiquer, et auquel les écoles laïques sont définitivement revenues. Mais le principe une fois posé, comment l'appliquer? Les enfans sortent de la salle d'asile et entrent à l'école vers l'âge de six ou sept ans, et en sortent de douze à treize. Que fera-t-on de ces enfans d'âge si différent? Leur imposera-t-on le même enseignement? Rien de plus contraire au bon sens. Cependant, si l'on ne savait combien les choses les plus simples sont les plus longues à prévaloir, qui pourrait croire que ce n'est que depuis 1867 qu'on a divisé les enfans en trois groupes d'après leur âge (1)? Deux autres progrès importans ont été réalisés ou développés, la création des écoles d'adultes et des écoles d'apprentis. Renvoyons au rapport de M. Gréard pour l'étude de toutes ces questions techniques, et insistons seulement sur celles qui ont un caractère plus moral et plus psychologique.

A ce point de vue, rien de plus excellent que les pages écrites par M. Gréard sur la direction que doivent donner aux écoles les instituteurs et les institutrices. On reconnaît ici le lettré qui a lu cent fois et s'est assimilé les belles leçons de Plutarque, de Montaigne, de Rabelais et de Rousseau. M. Gréard, tout en signalant les importans progrès qui ont été faits en vue de substituer de plus en plus l'esprit à la lettre, l'action morale à l'action mécanique, croit cependant que tout n'a pas encore été fait dans cette voie, et c'est la direction qu'il essaie d'imprimer à tout le système. Ainsi, c'était sans doute un défaut de l'enseignement mutuel que de proscrire l'usage des livres : un bon livre eût mieux valu sans doute pour maître qu'un jeune perroquet bien dressé. Mais le livre lui-même, si on en abuse, a encore ses dangers et ses inconvéniens que Platon a déjà signalés avec la grâce et l'esprit qui lui sont propres : « Il en est de l'écriture comme de la peinture, dit-il; les productions de ce dernier art semblent vivantes; mais interrogez-les, elles gardent le silence. Il en est de même des livres à les entendre, vous croyez qu'ils pensent; mais demandez-leur quelque explication sur le sujet qu'ils contiennent, ils répondront toujours la même chose. Un écrit a toujours besoin du secours de son père. » Tels sont les défauts des livres, lorsqu'ils prennent la place du maître et que celui-ci n'en est que l'instrument : « Le meilleur livre, dit Lhomond,

(1) L'auteur de cette réforme est M. Gréard lui-même. Il faut reconnaître d'ailleurs que le système de l'enseignement mutuel faisait disparaître cette difficulté, puisque les plus âgés instruisaient les plus jeunes.

c'est la parole du maître. » Le livre doit servir à fixer cette parole, à en donner la formule, mais il doit être vivifié par la voix humaine, par une parole toujours prête. Non pas que l'instituteur ait à faire des leçons, ce serait un autre excès: expliquer avec sobriété, répondre avec précision, telle est la vraie méthode. Le maître doit se préparer, posséder assez la leçon lui-même pour être prêt à toutes les difficultés qui peuvent survenir, « avoir un plan arrêté d'avance et cependant assez flexible pour se prêter à l'imprévu. » Il faut suivre le programme avec liberté : le programme est un guide, mais non une entrave. Dans les classes plus élevées, l'enfant peut payer un peu plus de sa personne; il n'est pas mauvais de commencer à l'exercer à penser par lui-même, « à se tendre un petit, comme dit Rabelais, et à luicter jusqu'à la sueur. »

Dans la première classe des écoles de garçons, M. Gréard a proposé et fait adopter une heureuse réforme c'est la substitution des femmes aux hommes dans l'enseignement. L'enfant entre dans cette classe en sortant de la salle d'asile. « Il y éprouve d'ordinaire, dit M. Gréard, une sorte de saisissement et d'arrêt. L'instituteur représente la règle virilement : les tempéramens lui échappent. Il ne connaît pas, et il a peu de goût pour étudier les accès si divers, si multiples de ces jeunes intelligences. C'est la classe qui demande le plus d'expérience; et elle échoit d'ordinaire à celui qui en a le moins. La femme au contraire a l'instinct de l'éducation : comme fille, comme sœur, comme épouse, comme mère, elle est habituée à l'abnégation, au sacrifice. Sa fermeté imprégnée de tendresse captive l'enfant. Son intelligence pénétrante et déliée se prête aux désirs de la naïve créature. Elle s'empare sans effort ou par un effort aimable de tous les ressorts de son esprit et de son cœur. Riche en ressources, ingénieuse en inventions, elle sait varier ses moyens d'action. Ce qu'on ne lui a pas appris, elle le devine. Jamais l'enfant ne s'ennuie avec elle, parce qu'elle ne s'ennuie jamais avec lui. » Nous avons voulu citer tout entière cette charmante page qui rappelle Fénelon dans l'Education des filles, et que peu de personnes iraient chercher dans l'énorme in-quarto bourré de chiffres que nous analysons; on y reconnaît cette plume légère formée par les lettres, que les chiffres et les statistiques n'ont pas alourdie, ce tact délicat formé par la philosophie morale, que l'expérience des choses n'a pas émoussé. De telles pages prouvent assez que l'auteur du rapport est non-seulement un administrateur, mais encore un éducateur.

Une des plus heureuses et des plus intéressantes idées de M. Gréard a été, par une discrète imitation des méthodes améri– caines, de s'adresser aux enfans eux-mêmes pour faire sur leurs sentimens, leurs caractères et leurs goûts, une enquête toute natu

relle, un recensement d'un nouveau genre. Il a eu l'idée de faire donner à la fois dans un très grand nombre d'écoles de Paris, libres et communales, deux sujets de composition : dans l'un on demandait aux élèves d'indiquer parmi leurs études celle de leur prédilection et de leur choix; dans l'autre de signaler la profession à laquelle ils désirent se livrer, et les motifs de leur préférence. Les enfans, ainsi pris à l'improviste, sans aucune préparation, ont dû exprimer de la manière la plus naïve et la plus sincère, sans aucune prétention de style, leurs projets, leurs sentimens, leur situation domestique. M. Gréard a reçu ainsi plus de trois mille copies qu'il a dépouillées lui-même, et dont il a extrait et classé les réponses les plus saillantes et les traits les plus significatifs. De là un tableau qui forme une grande partie de son rapport et, pour le psychologue, la partie sans aucun doute la plus piquante et la plus précieuse.

Avant d'entrer dans l'analyse de ce tableau, insistons d'abord sur la méthode qui a servi à l'obtenir. Il y a là, si je ne me trompe, un procédé qui pourrait rendre de grands services en psychologie. Pour bien connaître le caractère des enfans, on pourrait ainsi leur faire expliquer leurs idées sur toute sorte de matières appropriées à leur âge. Leur jugement, leur imagination, leur sensibilité s'y montreraient à nu, sans ce faux vernis de formes littéraires qui plus tard vient couvrir leurs impressions naïves et leur en donner de factices; ou si même on voyait déjà apparaître quelques-unes de ces formes, elles seraient si gauches, si naïves qu'elles ne seraient qu'un trait de caractère de plus. On pourrait encore appliquer cette méthode dans des cas plus particuliers, pour étudier l'origine des idées, par exemple auprès des sourds-muets et des aveugles de naissance. Chacun de nous, en pensant, a conscience de penser ses idées sous la forme de mots, c'est-à-dire de sons, que souvent même on prononce à voix basse quand on a l'habitude de parler tout seul. A-t-on jamais eu l'idée de demander aux sourds-muets sous quelle forme leur pensée se présente à eux lorsqu'ils pensent pour eux seuls? Leurs idées ne doivent-elles pas se présenter sous la forme de signes visibles? Ils doivent avoir conscience de ces formes visibles comme nous des sons. Ceux qui ont l'habitude de beaucoup lire ou de beaucoup écrire peuvent se faire quelque idée de la pensée des sourds-muets; car ils voient leurs idées presque aussi souvent sous la forme de l'écriture que de la parole. C'est ce qui arrive encore quand on lit un nom propre dans une langue étrangère sans savoir le prononcer : il parle aux yeux, non à l'ouïe. Pour les aveugles, il serait très intéressant de savoir comment ils se représentent l'espace et les figures géométriques. Diderot s'est occupé de

ΤΟΜΕ ΧΧΧΙ.

1879.

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cette question dans sa lettre sur les aveugles (1). Les professeurs de philosophie eux-mêmes pourraient utiliser cette méthode. Au lieu d'attendre qu'ils aient exposé un sujet pour le faire traiter en devoir aux élèves, ils devraient au contraire le donner en devoir avant de le traiter eux-mêmes, afin de se rendre compte des idées naturelles que les jeunes esprits se font des choses. Par exemple à des élèves non prévenus, non préparés, sortant de rhétorique, je demanderais d'écrire sous mes yeux, sans livres et sans réflexion, une page ou une demi-page sur cette question : Quelle idée vous faites-vous de ce qu'on appelle une cause? ou sur cette autre : Qu'appelez-vous je ou moi? On leur dirait de ne se préoccuper en aucune façon du style; et il ne serait pas question de places ou de rangs, car aussitôt l'esprit commencerait à raffiner, et la sincérité de l'épreuve serait altérée. Je ne dis pas qu'on irait bien loin par cette méthode, mais il me semble qu'on pourrait apprendre beaucoup sur les enfans et les jeunes gens en employant de temps en temps des procédés semblables.

Dans le tableau que nous avons sous les yeux, M. Gréard s'est borné à recueillir les réponses des filles. Pour les garçons, il donne simplement le nom des professions choisies, sans y ajouter les motifs. Quant aux études de prédilection, il se contente également de donner les résultats, sans y ajouter, si ce n'est rarement, les motifs de préférence, qui en effet devaient être assez difficiles à exprimer pour des enfans de cet âge (douze à quatorze ans en général, sauf exception) et d'une culture si modeste. La question ainsi réduite se ramène donc à ces termes : Quelles sont les professions qui sont de préférence choisies par les jeunes filles, et quels sont les motifs de leur choix?

Résumons d'abord, d'après le rapport, soit pour les garçons, soit pour les filles, les résultats du choix. Parmi les premiers, 2 pour 100 ont déclaré n'avoir pas d'idées arrêtées, 6 pour 100 représentent le choix des professions libérales (médecins, chimistes, ingénieurs, religieux, etc.), 23 pour 100 ont l'idée du commerce, 14 pour 100 désirent être placés comme employés, 54 pour 100 sont décidés à prendre un métier. Parmi les filles, les proportions sont assez semblables: 4 pour 100 comptent se livrer aux arts, 13 pour 100 choi

(1) Diderot nous dit en parlant de Mlle Mélanie de Salignac, aveugle de naissance, qui comprenait parfaitement la géométrie : «J'avoue que je n'ai jamais conçu nettement comment elle figurait dans sa tête sans colorer. Ce cube s'était-il formé par la mémoire des sensations du toucher? Son cerveau était-il devenu une espèce de main? S'était-il établi à la longue une sorte de correspondance entre deux sens divers? Pourquoi et comment n'existe-t-il pas en moi, et ne vois-je rien dans ma tête si je ne colore pas? Qu'est-ce que l'imagination d'un aveugle? Ce phénomène n'est pas si facile à expliquer qu'on le croirait. » C'est à des questions de ce genre que l'on pourrait employer l'usage du procédé que nous décrivons plus haut.

sissent le commerce, 10 pour 100 l'enseignement, 3 pour 100 sont indécises, 70 pour 100 se décident à vivre du travail de leurs nains. Sur ce nombre, ce qui prédomine ce sont les travaux d'aiguille, et au premier rang la couture; 52 pour 100 en effet veuent être couturières. Ce qui rend ce tableau fort curieux, c'est que d'une manière tout à fait instinctive et spontanée, cette classification des vocations se trouve en rapport avec les besoins de l'industrie parisienne, tels que les fait connaître la dernière enquête de la chambre de commerce (1).

De toutes les professions, celle qui l'emporte de beaucoup pour le nombre des choix, comme on vient de le voir, est celle de couturière. La raison en est donnée en termes très clairs par une de nos jeunes filles : « C'est le métier le plus simple et le plus gagnant. » Une autre explique sa préférence en ces termes : « on ne dépend de personne; » une autre : « on a un état dans les mains; >> un grand nombre: « on gagne vite. » Une pauvre enfant s'écrie du fond du cœur : « Ah! que je voudrais gagner de l'argent! >> Qui pourrait en vouloir à cet enfant de ce cri intéressé? Il ne trahit autre chose qu'une précoce expérience de la vie et des tristes chagrins d'intérieur dont la gêne est la cause. Le même sentiment se révèle sous des formes diverses : « Je voudrais gagner beaucoup pour rendre mes parens heureux!»-« Il faut que je gagne vite; nous sommes tant d'enfans (2)!» Quelques-unes de nos jeunes filles vont un peu plus loin, et cherchent les raisons pour lesquelles cet état est plus lucratif que les autres. C'est que, « riche ou pauvre, on est obligé de porter des robes, » et « qu'on ne se passera jamais de couturière. » Deux d'entre elles font cette remarque fine et trop juste, hélas! pour les ménages, c'est « qu'aujourd'hui la façon est plus chère que les étoffes. » Il y en a qui s'élèvent jusqu'à des considérations politiques : « On n'a pas à craindre les changemens de gouvernement. » D'autres font des châteaux en Espagne : « Je ferai mes affaires; >> <«< je monterai une bonne maison; » « j'ai un oncle qui a fait fortune. » Des raisons pratiques et positives, passons aux raisons de goût : « On fait ses habits et ceux des autres; >> - « on s'habille soi-même; » << on s'habille à son goût;»-« on est toujours à la mode. >> Une se voit déjà mère de famille; elle veut être couturière, « afin, dit-elle, de me raccommoder moi et mes enfans, si le bon Dieu m'en donne. »>

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(1) Voir les preuves à l'appui dans le rapport, p. 160.

»

(2) M. Gréard nous paraît un peu se laisser entrainer par une pointe satirique en contradiction avec les tendances bienveillantes de son esprit, lorsqu'il dit : « Quelquesuns veulent gagner vite et beaucoup, comment ne seraient-ils pas de leur temps? » Franchement y a-t-il jamais eu un temps où les pauvres n'ont pas aimé à gagner vite et beaucoup? Il n'y a que les mendians qui n'ont pas cette ambition.

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