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terre se détachera sans trop de peine du patrimoine de l'islam. A qui reviendraient alors l'honneur et le profit des réformes nécessaires que j'ai signalées? Dans cette province et peut-être dans cette province seule, on a droit de se prononcer sans hésitation. J'insiste sur cette réflexion qui s'impose à l'observateur. Dans presque toutes les autres circonscriptions de la Turquie d'Europe, l'attribution de tel territoire à telle race ou à tel voisin soulève des difficultés restées insolubles jusqu'ici. Le statisticien qui veut résoudre le problème avec des relevés ethnographiques s'avance dans des sables mouvans; il peut nous faire assister à de brillantes manœuvres de chiffres, plus dociles ici que partout ailleurs, mais il entraîne rarement la conviction de ceux qui ont pratiqué ce labyrinthe. Le philosophe qui pèse la valeur des races en présence, leur capacité politique et civilisatrice, risque de servir des passions ou des préjugés; l'apothéose ou la condamnation en bloc de l'une ou l'autre des familles chrétiennes n'est pas recevable; il faudrait le jugement historique d'un Montesquieu uni à l'expérience de toute une vie passée en Orient pour oser décerner à l'une de ces familles « le prix de la sagesse. » On en revient toujours au sentiment du prudent Hérodote; - ce pays a moins changé qu'on ne croit depuis Hérodote. « La nation des Thraces est la plus grande parmi les hommes, après les Indiens; ils portent une multitude de noms, chacun selon sa contrée : si cette nation était gouvernée par un seul ou n'avait qu'une seule pensée, elle serait invincible et de beaucoup la plus puissante, selon moi; mais cette union est impraticable, et il est impossible qu'elle se réalise jamais; voilà pourquoi ils sont faibles... De cette contrée, nul ne peut dire encore avec certitude quels sont les hommes qui l'habitent. »

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Dans la Thessalie méridionale, au contraire, si l'on écarte la petite minorité turque, on se trouve en présence d'une population compacte, de pure race grecque; quel que soit le prix auquel on estime en général cette race, et il m'a semblé que sur ce point au moins il fallait l'estimer assez haut, la maison est à elle, en l'absence d'autres locataires. Dans cette maison, toutes les énergies tendent vers un seul but, toutes les aspirations se résument dans une formule unanime: la réunion à la grande famille hellénique. Si Salonique peut encore être considérée comme la capitale du nord de la province, Athènes est la capitale naturelle de cette partie; c'est de ce foyer que tout rayonne, à commencer par l'instruction, le premier des bienfaits; c'est vers lui que tout converge, les idées comme les relations commerciales, car le port de Volo est en communication journalière avec celui du Pirée, par une navigation de quelques heures.

Est-ce à dire que tout soit incontestable dans les vœux qui se font jour des deux côtés de la frontière actuelle? Non, sans doute. Les braves douaniers grecs qui arpentent si impatiemment les passes difficiles de l'Othrys espèrent bien se transporter d'une première étape jusque sur la Vistritza, à la limite de la Thessalie antique; encore ne serait-ce là dans leur pensée qu'une première étape. J'ignore quelles faveurs l'avenir leur réserve; mais, s'ils devaient avoir le champ libre à bref délai, il faudrait souhaiter, dans l'intérêt même de la Grèce, qu'ils fissent halte sur les bords du Salamvrias. On le comprendra de reste après les détails qui précèdent la possession de l'Olympe n'apporterait au royaume aucune force agricole, elle l'embarrasserait de populations rares, moins facilement gouvernables; enfin on peut se demander s'il parviendrait rapidement à extirper le brigandage de ce repaire inaccessible, et on sait que de tout temps les ennemis du gouvernement hellénique se montrent sévères pour lui, quand il ne s'acquitte pas assez vite de cette tâche. Par contre, la plaine de Larisse assurerait à l'Hellade, qui étouffe dans ses montagnes, l'extension agricole dont elle a besoin; les saines populations du Pélion et de l'Ossa l'enrichiraient de solides élémens, le port de Volo soulagerait celui du Pirée; la Grèce ne pourrait s'en prendre qu'à elle-même, si ce coin de terre ne devenait pas le plus beau fleuron de sa couronne. La nature a tracé comme à dessein la ligne frontière du Salamvrias. Ce fleuve roule en tout temps un volume d'eau considérable; dans la partie inférieure de son cours, la muraille de l'Olympe s'élève à pic sur la rive gauche; la partie supérieure dessine une boucle en arrière de Trikkala; il serait équitable que la frontière l'abandonnât au confluent du Trikkalino, l'ancien Léthé, - pour suivre cette rivière qui épouse exactement les contours des montagnes jusqu'aux Météores; la ligne rejoindrait là le Salamvrias, rendant ainsi à la Grèce la vallée fertile de Trikkala, qui est l'annexe naturelle et le prolongement du vieux lac thessalien. Les détails de ce tracé imaginaire peuvent être discutables : le fait principal, la réunion de la Thessalie méridionale à la Grèce, ne saurait plus l'être. Il s'impose au voyageur comme la conséquence logique, légitime, de tout ce qu'il voit; il sera la suite inévitable de la première grande secousse réservée à l'Orient. Dieu sait quand cette heure sonnera, et rien n'indique qu'elle soit proche; mais ce beau fruit est mûr pour la liberté, et l'expérience nous apprend qu'en pareil cas puissance humaine ne peut clouer longtemps le fruit mûr à la branche morte; l'histoire passe, qui le cueille et le donne aux ayans droit (1).

(1) L'assemblée de Berlin ne semble pas avoir recommandé la rectification accessoire du Trikkalino; mais, en adoptant en principe la ligne du Salamvrias, elle a

Ce matin, Christo est entré tout triomphant dans ma chambre; le fidèle cafetier est depuis une semaine posté en vigie sur le port, guettant le premier vapeur qui entrera dans le golfe. Il ne se doute guère qu'il rappelle le serviteur du Roi des rois. Qui ne se souvient du poétique début de l'Orestie? — Un esclave, placé en sentinelle sur la terrasse du palais d'Agamemnon à Argos, épie le retour de la flotte, attardée aux rivages troyens oisif et plaintif, il use ses yeux depuis de longues années à interroger les flots vides: aucune voile n'apparaît. Qui de nous, en lisant cette page, ne s'est pas retrouvé dans cet homme? Esclaves de nos rêves, nous usons nos yeux sur l'horizon de la vie, comme la sentinelle argienne sur celui de la mer, à attendre on ne sait quoi... sans doute ces vaisseaux que nous avons lancés à vingt ans, chargés à couler bas de chimères et d'espérances, vers les rives inconnues: flotte trompeuse, qui sombre en haute mer aux premiers coups du vent d'automne, qu'on attend toujours, et qui ne revient jamais! Plus heureux, Christo a discerné la colonne de fumée qui remplace aujourd'hui la voile. Je dis adieu aux amis de Volo, je renvoie mes braves Albanais à leur douteuse brigade d'Ékatérini, et me voici installé sur un grand bateau de la compagnie Fraissinet. Les passagers sont rares sur cette ligne je suis seul à table avec le capitaine, mais l'ennui ne s'assoira pas entre nous. On se lie vite et à fond sur ces planches. Mon convive est un de ces capitaines marseillais comme il y en a tant, et comme il y a si peu d'hommes; loup et mouton de mer tout ensemble, exemple de ce que sa rude et admirable carrière peut faire d'une nature ordinaire, effacée sur tout autre théâtre. Doux et timide, d'une fraîcheur de sentimens virginale pour certaines choses, résigné sans ostentation à son âpre métier, ses rares paroles sont d'une vérité simple dont aucun procédé d'art ne pourrait égaler l'effet. Il raconte, et il faudrait sténographier, la réalité, l'humanité profonde de pareils récits ne se traduisent pas, — il raconte son embarquement de début comme second, entre le Cap et Bourbon. « Mon capitaine, intéressé dans le bâtiment, me reprochait ma gaîté, mon insouciance pendant la tempête : dame! j'étais jeune; mais le second jour, en voyant le navire se désemparer, je devins rêveur à mon tour. J'avais alors un père, une mère, des frères et des sœurs, beaucoup. Je pensais pour la première fois que je ne reverrais peut-être plus personne de tout ce monde et qu'il faudrait partir pour le grand voyage. Je rencontrai le capitaine, qui me demanda ce que j'avais; je réfléchis, je lui dis:

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justifié les conclusions que l'étude des lieux et des populations dictait depuis longtemps à tous les voyageurs. Puisse l'Europe n'avoir pas, comme le Prométhée du vieil Eschyle, fait habiter dans l'âme des Grecs d'aveugles espérances. »

Capitaine!.. Eh quoi! fit-il, vous êtes jeune, vous n'êtes pas intéressé dans le bâtiment, et vous vous laissez abattre! - Je vis bien alors que ces réflexions, le capitaine les avait faites depuis longtemps, lui. Seulement, son intérêt le troublait. Il me dit qu'il me confiait le bateau, n'ayant plus la tête assez libre pour le sauver; ça me redonna du cœur. Je fis installer un gouvernail de fortune, des voiles de réserve, et je l'amenai à Bourbon en quatre-vingt-deux jours. » Les anciens auraient représenté ces gens-là sous une des figures doubles qu'ils aimaient, mi-partie d'enfant et d'Hercule. Il n'y a encore que la mer, nourrice de pareils hommes, pour une âme éprise de grandeur et de vérité.

Elle est bien douce et bien belle ce soir, comme nous montons sur le pont, au coucher du soleil; rarement les côtes si variées du Levant m'ont offert un tableau mieux disposé pour l'enchantement de l'œil que ce golfe de Volo. A gauche, la sauvage petite ville de Trikéri, perchée sur les rocs de la pointe de Magnésie; à droite, trois plans successifs, trois lumières. Des îles toutes proches, couvertes d'épaisses forêts du sommet à la base, d'un ton chaud de velours vert, en saillie au premier plan; au second, les montagnes d'Eubée et de la côte de Grèce, en amphithéâtre, très découpées, dans une tonalité générale d'un bleu doux; à l'extrême horizon, les cimes de l'Othrys, des Thermopyles, quelque chose d'impalpable et de fondu, une blancheur dorée, de la lumière surprise et fixée : ces trois plans si divers et si harmonieux pourtant se rapprochent et se noient insensiblement dans le crépuscule. La nuit s'abaisse sur la haute mer. De toutes ces étoiles qui roulent là-haut, il tombe sur le pont comme une poussière lumineuse, qui semble pénétrer le cerveau et s'y changer en poussière d'idées et de souvenirs. C'est l'instant où le voyage accompli apparaît en raccourci, remettant chaque chose à sa place, les belles rencontres et les bonnes heures en relief, les mauvaises dans la pénombre. Comme un antiquaire qui compte ses médailles d'or et s'arrête longtemps à songer sur les profils effacés des Alexandres, des Ptolémées et des Césars, on sort du médaillier le trésor des souvenirs, ceux de la dernière route d'abord, puis ceux des routes anciennes, tout rongés par le temps, mais sourians ou tristes encore sous leur légende illisible. On les compte, et, en les laissant tomber un par un dans la mémoire, il semble que de tant de rêves, de chimères, de courtes joies, d'efforts morts à la peine, on va peupler les vastes horizons de la mer Égée !

EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.

DE

L'INSTRUCTION PRIMAIRE

AU POINT DE VUE

DE LA PSYCHOLOGIE

I. M. Gréard, Rapport sur l'enseignement primaire dans le département de la Seine à l'exposition universelle de 1878. II. M. Buisson, Rapport sur l'instruction pri

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maire à l'exposition universelle de Philadelphie.

Depuis quelques années, un grand mouvement s'est manifesté en France en faveur de l'instruction populaire. Tous les pouvoirs publics ont rivalisé de zèle et de libéralité. De sérieux progrès ont été accomplis (1). Ce qui prouve le succès croissant de ces efforts, c'est que les critiques ont déjà commencé. On raille ce préjugé démocratique qui voit dans l'instruction du peuple une panacée; on plaisante dans les salons sur le maître d'école qui a vaincu à Sadowa. Ces belles objections n'empêchent pas les esprits sérieux et pratiques, voués à cette grande œuvre, de la poursuivre tranquillement et avec persévérance. L'instruction primaire n'est pas une panacée : il n'y a pas de panacée; elle est un de ces correctifs que la prudence et la charité ont inventés pour atténuer les maux qui affligent les hommes. De tous temps ces sortes de correctifs ont excité la verve des esprits sceptiques et pessimistes. La médecine, dit-on, tue plus de malades qu'elle n'en guérit; les sermons n'ont jamais corrigé personne; pourquoi le poète comique se piquerait-il, comme le veut Horace, de châtier les mœurs en riant? Va-t-on au théâtre pour s'améliorer? non; mais pour se moquer de son voisin. La philosophie nous apprend les plus belles choses du monde; mais vous empêche-t-elle de crier quand on a mal aux dents? Par le même

(1) Sur les progrès récens de l'instruction populaire, voir le travail de M. Bréal dans la Revue du 15 décembre dernier.

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