Page images
PDF
EPUB

UN

VOYAGEUR FRANÇAIS

DANS L'ÉTHIOPIE MÉRIDIONALE

II.

LA MISSION DE M. ARNOUX.

I.

Cependant le roi Minylik n'oubliait pas ses promesses; il avait juré de venger le meurtre des deux Français assassinés par les Adels; depuis quelques jours déjà, des corps d'armée se réunissaient à Litché. Au signal donné, ces troupes, commandées par Bacha Mokraé et Dedjaz Woldé Mikael, deux des plus vaillans généraux du roi, fondent sur les basses terres, cernent les tribus des Adels, à qui la crue de l'Awach ne permet pas de s'enfuir, massacrent plus de cinq cents hommes, brûlent les huttes, enlèvent les troupeaux et ramènent avec eux plusieurs centaines de femmes et d'enfans prisonniers. M. Arnoux avoue qu'en lui-même il regretta presque que ses pauvres compagnons eussent été si bien vengés.

Lorsqu'un étranger arrive au Choa, il est reçu aux frais du roi, lui et sa suite, logé, nourri, et, si c'est un personnage que le roi honore, un nombreux domestique est mis à sa disposition; en même temps un chef ou choum est chargé de veiller à ce qu'il ne manque de rien. Ainsi pour M. Arnoux: sa maison était montée sur le pied des grands du pays et ne comptait pas moins de seize

serviteurs; Azadj Woldé Gabriel prenait soin de lui procurer les provisions nécessaires, qu'augmentaient encore largement les envois des amis. Tous les dimanches donc il recevait un bœuf gras, tous les trois jours un mouton, tous les jours deux poules, douze œufs, deux jarres de tedj ou hydromel, deux jarres de bière d'une contenance de douze à quinze litres, soixante enjerras, sorte de galette plate et mesurant 60 centimètres de diamètre environ, un berillé ou carafon d'araki, puis du café, du beurre, du miel à profusion, des épices. Au jour et à l'heure indiqués, ces présens arrivaient régulièrement; on appelle cela le durgo. Il y avait toujours en réserve dans la prairie auprès de la maison plus de deux cents poules, quinze ou vingt moutons et huit ou dix bœufs, sans parler de quatre vaches laitières.

Si avantageux que puisse être pour le voyageur cet usage hospitalier, on en comprend sans peine les inconvéniens. C'est le pays où il se trouve qui fournit à ses dépenses, et quand sa suite est nombreuse, quand son séjour se prolonge, comme il arrive, la charge ne laisse pas d'ètre onéreuse, les peuples souffrent et murmurent. D'ailleurs ces générosités maintiennent l'étranger dans une dépendance absolue vis-à-vis du roi, et si la situation n'est pas autrement déplaisante pour celui qui vient en passant, elle n'est plus acceptable quand on veut s'établir dans le pays. M. Arnoux fit donc observer au roi qu'il ne faudrait plus à son retour recourir au système du durgo. Pour que l'installation française au Choa fût sérieuse et durable, il était nécessaire que les colons fussent réellement chez eux et à même de se suffire sans rien demander au pays. Le roi voudrait bien en conséquence leur céder en toute propriété une étendue de terre suffisante, non loin de la frontière; on fonderait là une vraie ville française avec des ateliers pour tous les arts et les métiers, des écoles pour la jeunesse, une imprimerie, une pharmacie; Minylik consentit à tout, et il fut décidé que M. Arnoux irait lui-mème en compagnie d'Azadj Woldé Tsadek choisir l'emplacement qui lui conviendrait et dont il recevrait un titre de possession en règle.

C'est ainsi que le voyageur amenait peu à peu le roi aux idées et aux coutumes de l'Europe. La seule mesure usitée en Éthiopie est la coudée; l'acheteur se fait toujours accompagner d'un camarade qui a les bras longs, le vendeur au contraire mesure avec des bras courts; de là des contestations interminables. M. Arnoux avait apporté avec lui plusieurs mètres en bois et une roulette de dix mètres en étoffe; il engagea vivement le roi à adopter le système décimal, mesure uniforme et constante, et, pour mieux le convaincre, choisissant deux hommes, l'un de taille moyenne, l'autre un peu plus grand, avec un mètre il prit mesure de leurs bras; la

coudée du premier arrivait juste à 50 centimètres, tandis que l'autre dépassait de trois ou quatre; la démonstration ne pouvait être plus concluante.

La mesure de capacité est le daoula, qui équivaut à 200 litres environ et varie, selon les pays, de 10 à 40 litres en plus ou en moins. M. Arnoux n'eut pas de peine à démontrer au roi les avantages du litre comme il l'avait fait pour le mètre. Quant à l'unité de poids introduite en Éthiopie par les marchands musulmans, c'est le rotoli; 10 ou 12 rotolis, suivant la contrée, forment un ferossola; le rotoli est au Choa de 450 grammes, poids net de 18 talaris de Marie-Thérèse, mais à Massaouah il n'en vaut que 16, et 14 seulement en d'autres endroits. Le café est vendu sur le marché de Rogué à la mesure du daoula; dans le Choa, il se vend au rotoli, la cire également; l'ivoire seul se pèse par okiés de 40 rotolis équivalant à 18 kilogrammes.

M. Arnoux s'était muni en partant d'Europe d'une romaine et d'une balance pour peser l'or et la monnaie; il avait apporté aussi un certain nombre de pièces d'or, d'argent et de bronze. Il expliqua au roi que quarante pièces de 5 francs pèsent 1 kilogramme, que, chaque pièce pesant 25 grammes, cela faisait 1,000 grammes, que 1,000 grammes ou 1 kilogramme sont chez nous l'unité de poids, et, se servant de la balance de précision, il lui en fit connaître les subdivisions; il se mit ensuite à peser des marchandises avec la romaine en comptant par kilogrammes. Les chiffres étaient comparés à ceux donnés précédemment en rotolis par les magasiniers du roi et s'accordaient parfaitement, ce qui frappa vivement Minylik et toute l'assistance. Même Azadj Woldé Tsadek, grand maître du palais, s'étant fait aussitôt enseigner les chiffres français, ne voulut plus se servir que de la romaine pour faire les pesées que lui commandait sa charge.

Les anciens empereurs d'Éthiopie frappaient la monnaie à l'imitation des Byzantins. Aujourd'hui la seule monnaie usitée dans le pays est, chose bizarre, le talari, ou thaler d'argent à l'effigie de Marie-Thérèse d'Autriche. Ces talaris, valant environ 5 fr. 25 cent., sont frappés à Trieste et spécialement destinés au commerce de l'intérieur de l'Afrique où les importent les marchands juifs et musulmans. Dans les pays gallas, le talari est peu connu; les trafiquans d'esclaves se procurent avec des étoffes, des verroteries, du sel et la quincaillerie commune la chair humaine volée sur les marchés et sur les routes par leurs coreligionnaires; quant aux marchands de Gondar qui fréquentent Massaouah, leur commerce consiste principalement en ivoire, café, musc et poudre d'or; c'est du sud qu'ils tirent ces riches produits, et le voyage des caravanes dure souvent un an ou deux: avant de se présenter sur les marchés gallas, ils

378

achètent avec leur argent des troupeaux de bœufs qu'ils échangeront ensuite contre des marchandises indigènes.

Le sel joue un grand rôle dans le commerce des Gallas, car chez eux il manque complètement. Celui qu'on leur apporte est extrait d'une montagne de sel gemme considérable qui se trouve dans l'Éthiopie du nord sur la route de Massaouah au Tigré il se débite en petits pains très durs, de 20 centimètres de long sur 4 de large et autant d'épaisseur, un peu amincis des deux bouts, ayant tout à fait la forme et la grosseur d'une pierre à aiguiser les faux; il sert dans le Choa et dans toute l'Éthiopie de monnaie divisionnaire du talari. La valeur varie suivant les besoins depuis huit jusqu'à douze sels pour un talari; dans les pays gallas, dans le Gouragué, à Abba-Giffar, il subit les mêmes variations; seulement, par suite des transports, de l'humidité, et aussi de la cupidité des trafiquans qui les rognent comme autrefois chez nous on rognait les pièces d'or, le volume des pains va toujours diminuant à mesure qu'ils s'éloignent du point de départ.

M. Arnoux expliqua au roi que les thalers allemands et les pains de sel ne sont pas une monnaie nationale, que tous les princes, grands et petits, qui ont un peuple à gouverner, frappent monnaie à leur effigie, que c'est même là leur première préoccupation; il lui fit voir alors des pièces de 1, de 2 et de 5 francs, de 50 centimes, d'autres de 5 et de 10 centimes; le roi admira surtout la monnaie divisionnaire. « Une fois la route frayée, poursuivit M. Arnoux, il serait facile avec un petit outillage et un personnel choisi d'établir au Choa un hôtel des monnaies; on démonétiserait le talari, on frapperait des pièces de toute valeur à l'effigie du roi Minylik, on exploiterait à son compte les mines d'or des Gallas; le précieux métal ne serait plus porté, comme aujourd'hui, à l'état brut sur les marchés égyptiens de la côte. » Le roi goûta fort ce projet et pria son hôte de s'en occuper dès qu'il serait en Europe; il désirait aussi beaucoup l'installation d'une papeterie. Certes ce n'est pas le textile qui manquera; les plantes fibreuses propres à cet usage abondent dans le pays et fourniront un papier excellent.

Cependant la présence de Minylik était devenue nécessaire à Woreillou; un terrible orage grondait dans le nord et menaçait les frontières. A Litché, à cause de l'éloignement, les nouvelles n'arrivaient que fort tard et toujours un peu confuses; voici pourtant ce qu'on apprit par la suite. Reprenant les projets de Méhémet-Ali et rèvant lui aussi la fondation d'un immense empire africain, IsmaïlPacha venait de lancer sans provocation toutes ses troupes à la conquête de l'Éthiopie. Au nord, trois corps d'armée envahissaient le Tigré par Massaouah; à l'est, Raouf-Pacha poussait sur Harrar et

Munzinger attaquait l'Aoussa; au sud, le colonel Gordon, remontant le cours du Nil-Blanc, devait faire sa jonction avec RaoufPacha dans le Gouragué, sur les terres mêmes du roi de Choa, tandis qu'une flottille débarquait sur la côte de Zanzibar Mac KillopPacha et un millier d'hommes. Avec ses troupes disciplinées, son artillerie du nouveau système, ses fusils Remington, ses officiers européens, le khédive croyait évidemment ne faire qu'une bouchée de ces Abyssins (1), mal organisés, mal armés, qu'il enfermait dans un cercle de fer. Du reste, il avait pris ses précautions pour n'être pas inquiété. A Massaouah, la poste avait été supprimée; tous les Européens qui se trouvaient dans cette île avaient reçu défense d'en sortir; en même temps le silence des personnes qui auraient pu donner l'éveil était secrètement acheté à beaux deniers comptans; il s'agissait de tromper l'Europe et de déguiser sous les grands noms de civilisation et de progrès une des plus injustes attaques dont fasse mention l'histoire de ces contrées.

Le roi partit pour Woreillou le dernier jour d'octobre; mais auparavant il avait donné ordre à Oullassema Awegas de s'entendre avec les Adels et de leur rendre leurs prisonniers et leurs troupeaux, à la condition qu'ils s'engageraient à protéger la caravane et à l'escorter dans le désert. Déjà la plupart des chameaux et une bonne partie de marchandises étaient réunis; désireux de fournir au commerce français des renseignemens positifs, M. Arnoux prenait soin de recueillir des échantillons des produits du pays. La culture est encore ici dans son enfance : le seul engrais dont on se serve est celui que fournit la combustion sur place des mauvaises herbes et des broussailles; on gratte la terre avec une charrue toute primitive, comme celle des Kabyles, munie au bout d'une pointe en fer, le plus souvent en bois dur; pourtant, grâce à l'heureuse combinaison des pluies et des chaleurs, le cultivateur obtient sans trop de peine jusqu'à trois récoltes à l'année; les plantes légumineuses et oléagineuses alternent dans l'assolement avec les céréales.

Les blés sont de très belle qualité, blés durs comme le taganrog et tendres comme nos touselles de Provence; l'orge vient aussi fort bien; le tef donne une toute petite graine qu'on a souvent comparée au millet, sa tige, frêle et mince comme un fil, n'atteint pas moins de 50 à 60 centimètres de haut; il y a plusieurs variétés de couleur dans les graines; la blanche est la plus estimée, et l'on fait avec elle le tavieta de luxe; c'est un pain en forme de galette, très léger, très blanc, mais fort peu nutritif. Parmi les légumes,

(1) Nous n'avons pas jusqu'ici employé ce nom; en effet, c'est un terme injurieux que les Égyptiens appliquent à leurs voisins chrétiens en signe de mépris et qui vient de l'arabe habechi, amas ou ramassis. Les Éthiopiens, parlant d'eux-mêmes, ne s'en servent jamais.

« PreviousContinue »