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moi. J'aurais voulu te ressembler puisque par bonheur tu ne me ressemblais pas. J'aurais voulu me recréer à ton image. C'était impossible, l'habitude du mal est un cancer qu'on ne guérit pas. En vain je me suis retirée au fond de l'Auvergne. Quelques années de retraite n'effacent pas toute une vie infâme. Tu sais tout : décide. Tu te trompais tout à l'heure quand, après avoir jeté le bien et le mal dans la balance, tu faisais pencher le plateau en ma faveur. Ce n'est pas ta justice qui a prononcé, c'est ta reconnaissance. Je la répudie, j'en suis indigne. La seule grâce que je te demande, c'est de me maudire, de me chasser, de me renier, et de continuer ta route comme si je n'existais pas !

Rien ne saurait peindre l'âpreté qu'elle mettait à s'accuser ellemême. C'est qu'elle ne luttait plus pour elle, elle luttait pour son fils. Elle sentait tout ce que le noble pardon de Daniel lui coûterait à l'avenir, elle serait un boulet rivé au pied du malheureux. Elle aurait voulu qu'il la repoussât avec dégoût. Le jeune homme sourit encore, et fermement :

- Je te répète ce que je t'ai dit. Tu ne me quitteras jamais. Rien ne te lie à moi!..

- Tu te trompes. Il y a mon sang. Malheur au fils qui frappe le ventre qui l'a porté !

— Daniel, Daniel, je ne veux pas de ton sacrifice. Je suis le seul obstacle à ton bonheur. Quoi que tu penses, aucun lien légal n'existe entre nous. Si tu me renies, si tu dis : « Je ne connais pas cette femme,» tu peux épouser Édith, puisque tu ne portes

pas mon nom.

Il la regarda longuement, et avec une douceur infinie :

- C'est vrai, je ne porte pas ton nom; eh bien! je te donne le mien. Tu ne m'as pas reconnu à ma naissance, mais tu es ma mère et tu m'as aimé : aussi, je te légitime. Embrasse-moi.

Elle jeta un grand cri et tomba dans les bras de son fils, vaincue par cette bonté surhumaine, par la résignation de ce sacrifice sublime. Il se dégagea doucement de cette étreinte en disant à voix basse :

Laisse-moi, je me sens défaillir.

Son énergie, sa force, étaient à bout. En présence de Coralie, il ne voulait plus pleurer; il avait cette délicatesse exquise de ne pas lui laisser voir son désespoir et sa honte. Il sortit, ayant toujours sur les lèvres son sourire résigné, mais à peine dehors, il s'enfuit, affolé, brisé, éperdu.

(La dernière partie au prochain n°.)

ALBERT DELPIT.

ESQUISSES LITTÉRAIRES

M. CHARLES DE MAZADE

C'est pour ainsi dire un axiome parmi les honnêtes gens qu'aux approches de la vieillesse il faut s'inquiéter de régler ses comptes avec le monde, et les moralistes ont fait admettre depuis longtemps que le soir de la vie doit être employé à mettre en ordre les affaires de sa conscience. Il me semble que l'on devrait faire pour la vie de l'intelligence quelque chose de ce que l'on fait pour la vie des intérêts et la vie de l'âme. Là aussi nous avons à chercher l'emploi que nous avons donné à nos journées, à contrôler l'usage que nous avons fait de nos facultés, à établir la balance des services que nous avons rendus et des services qui nous ont été rendus; là aussi nous avons nos créanciers sous la forme des amis qui nous ont accompagné de leurs sympathies, des patrons qui nous ont couvert de leur influence ou assisté de leurs conseils, des esprits qui ont eu part à nos destinées ou contribué à la direction de nos pensées; nous avons aussi nos débiteurs moins faciles à connaître et à atteindre, moins utiles aussi à rechercher et à qui nous devons laisser le soin de faire les mêmes réflexions que nous faisons en ce moment. Lorsque nous commençons à descendre la pente des années tristes, nous ne tardons pas à nous apercevoir que nous n'avons plus du temps pour toutes choses. Les loisirs que nous fait alors une solitude toujours croissante, la maladie de plus en plus pressante les abrège et les réduit à quelques bonnes heures, et à quoi mieux consacrer ces bonnes heures qu'à ces devoirs de reconnaissance intellectuelle? Lorsque tout va bientôt nous quitter, ce n'est

plus le moment d'être curieux de nouveaux visages et de nouvelles formes d'esprit, c'est plutôt l'heure de nous serrer davantage auprès de ceux que le temps nous laisse encore, qui ont pensé comme nous, combattu pour les mêmes causes, partagé les mêmes espoirs et quelquefois les mêmes déceptions et les mêmes tristesses. Chaque génération, à mesure qu'elle vieillit, est ainsi amenée de plus en plus à s'occuper avant tout d'elle-même, et ce n'est que raison. De qui attendrons-nous équité sinon de ceux qui, ayant fait côte à côte avec nous le voyage de la vie, n'ont aucun intervalle à parcourir pour rejoindre nos opinions, ni besoin d'aucun effort pour atteindre au secret de nos actions?

C'est un devoir de cette sorte que nous voudrions remplir aujourd'hui envers un homme bien connu de tous nos lecteurs, et dont une longue fréquentation nous a appris à aimer la personne autant qu'à goûter l'esprit. Nous entreprenons d'autant plus volontiers cette tâche sympathique qu'en l'accomplissant il nous semble faire justice non à un seul écrivain de mérite, mais à une génération entière. La génération à laquelle appartient M. de Mazade n'a pas en effet été gâtée par le sort, et je doute que dans toute notre moderne histoire on en trouve une autre qui ait été aussi cruellement refoulée et inexorablement comprimée. Tout lui a été contraire, les événemens, les hommes, les nécessités sociales. Née, élevée et grandie sous la tutelle de régimes de sage liberté dont elle se promettait d'être l'héritière, elle essayait à peine ses premiers pas lorsqu'éclatait à l'improviste la révolution de février qui, la rejetant hors de la voie tracée d'avance toute grande devant elle, commença par dérouter la logique de ses plans. Sans renoncer à ses espérances, il lui fallut au moins les ajourner indéfiniment, et, tout étourdie du coup qui la frappait, chercher à ne pas errer à l'aventure au milieu de la mêlée confuse des partis, et à garder une attitude sagement expectante en face de l'obscurité des événemens. Chose mal commencée devant nécessairement mal finir, la révolution de février expirait au bout de trois années sous le coup d'état de décembre. A tout gouvernement qui s'établit il faut des acteurs nouveaux, et le coup d'état en introduisit de nombreux sur la scène politique; mais outre que ces acteurs se tirèrent presque tous d'élémens très particuliers, la génération dont nous parlons n'eut ni pouvoir ni désir de bénéficier d'un changement politique qui la rejetait plus loin encore que la révolution de février de sa droite ligne libérale. Un régime de gênante compression s'établit auquel la masse de la société d'alors, encore mal remise des chaudes alertes de février et de juin, ne marchanda ni les approbations, ni les complaisances. La crainte d'une politique hydrophobe fit mettre

en vigueur un système général de muselières dont les muets ne se plaignirent pas, mais dont s'accommodèrent assez mal tous ceux qui se sentaient quelque voix. Nul groupe social ne souffrit davantage de cette suspension des libertés publiques que les nouveaux venus à la vie qui se trouvèrent chargés d'expier les sottises qui les ruinaient et dont ils étaient aussi innocens que l'agneau de La Fontaine est innocent des méfaits dont l'accuse le loup. C'est ainsi que nous avons tous eu à cette époque à payer pour les excès de langage des affreux petits rhéteurs dénoncés du haut de la tribune par M. de Montalembert et pour les excentricités d'action de la vile multitude de M. Thiers, laquelle, après avoir bouleversé l'ordre public par l'incandescence de ses passions, regardait avec une tranquille complaisance des vainqueurs heureux confisquer cette liberté compromise par elle. Le camp naturel de refuge de la nouvelle génération libérale était celui des partis vaincus; mais là encore elle ne trouvait ni grand appui, ni utiles conseils. Les événemens l'avaient trop désabusée de certaines éminentes sagesses pour qu'elle pût se ranger aveuglément sous leurs drapeaux et se soumettre à leur direction en toute naïve docilité. Il était difficile à des jeunes hommes qui avaient assisté à la révolution de février de se persuader qu'ils ne portaient pas la peine des fautes commises par ces sagesses et de se contraindre assez sévèrement pour ne pas laisser échapper, en y mettant toutes les réserves convenables, qu'à leur humble avis elles avaient quelquefois failli. Repoussée de la vie publique par le régime triomphant, condamnée à l'isolement par les différences d'appréciation politique qui la séparaient des partis vaincus, force fut donc à cette génération de rester de longues années dans un état de malfaisante stagnation et d'y grelotter d'inaction, ou de chercher pour l'emploi de ses facultés toute sorte d'occupations prudentes incapables d'attirer sur elle l'attention des puissans; questions innocentes, littératures exotiques, généralités inoffensives.

Des jours plus clémens vinrent enfin à luire après la campagne d'Italie, mais elle n'en retira pas d'autre bénéfice que la satisfaction à peu près purement platonique de pouvoir dire plus librement sa pensée sur des événemens auxquels elle assistait en spectatrice passive. Un instant cependant, lorsqu'il fut question d'empire constitutionnel, on put croire que ceux des hommes de cette génération qui n'avaient pas été tout à fait brisés par les mécomptes de cette longue attente pourraient prendre enfin une tardive revanche sur la destinée; mais à peine cette réparation de la dernière heure étaitelle entreprise que ces minces espérances disparaissaient dans l'abîme de la guerre de Prusse. La république en succédant à l'empire va peut-être enfin lui créer cette scène qui lui a été jusqu'alors refusée.

Si quelques-uns ont eu cette illusion, elle a dû être de courte durée. Tandis qu'en effet elle moisissait dans son inertie forcée pendant les vingt années de l'empire, une nouvelle génération était née, avait grandi, et se trouvait prête à point pour bénéficier en masse de cette nouvelle révolution dans de meilleures conditions que sa devancière, c'est-à-dire en portant dans la vie publique une ardeur plus entière, des espérances moins craintives, une fermeté moins émoussée, une confiance moins susceptible de scepticisme. Il y a des situations politiques qu'il est désavantageux d'aborder avec trop de prudence et qui réclament des âmes toutes neuves, et c'est peutêtre le cas pour la situation actuelle. « Nous avons été ruinés deux fois, la première fois à l'époque des semailles, la seconde fois à l'époque de la moisson, »> nous disait récemment un peintre de genre du talent le plus tin qui n'a pas eu trop à se louer de la fortune, et ce mot résume avec un pittoresque bonheur d'expression la malencontreuse histoire de la génération dont nous venons d'esquisser la maussade destinée, et dont notre cher collaborateur Charles de Mazade est aujourd'hui un des survivans les plus distingués.

Laissons-le s'introduire lui-même, nous dire lui-même d'où il vient et ce qu'il est. Il l'a fait excellemment dans quelques lignes à nous adressées en réponse à une demande de renseignemens biographiques précis. Bornons-nous à transcrire ces lignes; nous ne saurions dire aussi bien et avec autant d'autorité :

« Mon histoire n'est guère compliquée; c'est l'histoire d'un homme de travail. Tout ce que je puis vous dire, c'est que ma famille a toujours eu quelque considération dans le Midi. Mon grand-père avait été de la convention pour la Haute-Garonne. Mon père était un magistrat de la vieille roche, de la haute tradition, qui a laissé des souvenirs d'honneur dans le pays; c'était l'intégrité même dans la douceur. Il avait été procureur du roi à Castel-Sarrazin, où je suis né; il est mort président à Moissac après 1830. Je m'en souviens à peine. Détail singulier, mon père avait été après 1815 à Castel-Sarrazin le protecteur de M. Troplong, qui n'était alors qu'un petit maître d'études, et il avait contribué à faire sortir de là le futur président de la cour de cassation et du sénat. Ma mère était aussi la fille d'un magistrat qui avait été de la première assemblée législative, puis président de la cour criminelle à Auch, puis conseiller à Agen. C'était une femme de grande et simple vertu, très pieuse et très tendre. Veuve jeune encore, elle m'a élevé par la confiance et l'affection plus qu'autrement. Elle m'a laissé des traces indélébiles. Je l'ai perdue il y a déjà vingt-cinq ans. Elle est morte à Flamarens (Gers) où je garde encore la modeste maison de famille. C'est là que j'ai vécu et que j'ai grandi, mon pauvre ami, devant beaucoup à

TOME XXXI. - 1879.

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