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fin du règne de Louis-Philippe. Les souvenirs du docteur allemand disparaissent, l'œuvre de notre éminent collaborateur reste comme un choix de récits variés et intéressans.

C'est l'histoire d'un temps qui n'est plus. Tous ces événemens ou ces incidens ont remué les contemporains; ils ont eu leur importance dans la vie des peuples, quelques-uns ont laissé des traces dans des révolutions ou se survivent par des créations durables. De tous les personnages qui en ont été les héros ou les coopérateurs, qui ont eu un rôle brillant ou modeste, la plupart ont déjà quitté le monde. La reine Victoria reste presque seule. Les autres ont cessé de vivre, et le prince Albert, qui s'est éteint prématurément, et le vieux, le sage Léopold, qui est mort après avoir fait de son petit royaume une citadelle du libéralisme, et le roi Louis-Philippe, et le roi Frédéric-Guillaume de Prusse, qui a eu pour successeur un empereur d'Allemagne. Avant ou après les princes ont disparu aussi tous ceux qui ont occupé la scène, et Peel, et Wellington, et Melbourne, et Brougham, et Palmerston, dont Augustus Craven publiait récemment en français la Correspondance intime pour servir à l'histoire diplomatique de l'Europe de 1830 à 1865. En France, M. Thiers a été un des derniers à disparaître, il a suivi de près M. Guizot. C'est le défilé des fantômes de l'histoire qu'on peut appeler encore contemporaine, puisqu'elle ne date que d'hier. Ils appartiennent déjà tous à ce «< royaume des ombres » dont parle M. Cuvillier-Fleury et où l'habile écrivain va chercher, lui aussi, des figures d'un autre ordre pour les faire revivre dans ses Posthumes et revenans. Il les appelle des revenans parce que ce sont bien des revenans d'un autre monde, et il les appelle aussi des posthumes parce qu'il se plaît à retracer ces portraits à l'occasion de toutes ces correspondances posthumes qui se multiplient, qui ont souvent bien de l'intérêt quoiqu'elles ne soient pas toujours sans péril pour toutes les mémoires. M. Cuvillier-Fleury ne s'en tient pas d'ailleurs au commencement de ce siècle, à la génération qui nous a précédés; il revient sans effort jusqu'au dernier siècle, et c'est ainsi que, dans ces pages si vivement enlevées, il mêle Mme Geoffrin ou Mme de Sabran et Daniel Stern, Stanislas Poniatowski et Mérimée, Boufflers et M. Odilon Barrot, sans oublier Xavier Doudan, inconnu la veille, célèbre le lendemain par ses lettres. L'auteur des Posthumes et revenans n'est pas toujours exempt de sévérité pour ces exhumations, pour les « vieilles amours et les vieilles mœurs, » ni même pour la vieille politique de M. Odilon Barrot. M. Cuvillier-Fleury a le mérite de parler de ce qu'il sait en homme d'instruction solide, de jugement ferme, de sentimens tout modernes, en homme fidèle aux traditions de l'esprit français, et ces traditions sont une de ces choses qu'il faut tâcher de sauver de tous les naufrages ou de toutes les révolutions.

Oui, ce qu'il y aurait de mieux à souhaiter à cette année qui s'ouvre comme aux années qui viendront, ce serait non pas de recommencer

le passé, mais de recueillir et de garder un peu de l'esprit, du goût, de l'urbanité ou de la candeur libérale de ce monde des revenans, de la société d'autrefois. Ce ne serait rien de trop ni dans la littérature, ni même dans la politique.

CH. DE MAZADE.

LIVRES D'ART.

I. Hans Holbein, par Paul Mantz, eaux-fortes d'Édouard Lièvre, gr. in-fol.; A. Quantin, -II. Sahara et Sahel, par Eugène Fromentin, édition illustrée de gravures et de bois, d'après Fromentin, gr. in-8°; Plon. - III. Roland furieux, illustré par Gustave Doré, in-folio; Hachette.

Chacun possède les œuvres d'Homère, de Shakspeare, de Molière, de Victor Hugo; pourquoi n'aurait-on pas aussi à portée de la main, ou pour mieux dire à portée des yeux, l'œuvre de Raphaël, de Léonard, de Titien, de Delacroix? Ainsi la bibliothèque se doublerait d'un musée. C'est un tel musée dont M. A. Quantin a eu l'idée et qu'il inaugure par la publication du Hans Holbein. On peut prédire un succès sérieux à cette série d'importantes monographies, si les volumes qui suivront le Holbein sont édités avec le même luxe de haut style, si les gravures sont choisies avec le même goût, gravées avec le même art, si enfin le texte est confié à des écrivains tels que M. Paul Mantz, d'une science spéciale et d'un esprit profondément juste. M. Paul Mantz raconte la vie d'Holbein, décrit son œuvre, étudie son talent avec la circonspection, la sûreté de critique et le sentiment intime des choses de l'art qui lui sont habituels. Celui-là certes n'avance pas un fait qui tienne de l'hypothèse, et n'exprime pas une idée qui touche au paradoxe.

Holbein naquit à Augsbourg en 1497. Son père était Hans Holbein le vieux. Holbein devint très jeune un peintre habile. On lui attribue des œuvres datées de 1512, il n'avait que quinze ans, et les portraits qu'il fit en 1516 du bougmestre Meïer et de sa femme portent déjà la marque d'un maître. Il était alors à Bâle, ayant quitté Augsbourg on ne sait pour quel motif. Ce premier séjour à Bâle fut fécond en œuvres de toute sorte. Il peignit des tableaux et des portraits, des boucliers et des enseignes; il orna de frontispices les livres de Fröben, il composa dix grands dessins d'une Passion pour les maîtres verriers, il dessina ses célèbres Simulacres de la mort, il décora de sujets héroïques les salles du conseil de l'hôtel de ville de Bâle. Mais si, comme est tenté de le croire M. Paul Mantz, il faut reporter à une époque plus avancée de la vie d'Holbein l'admirable portrait d'Erasme du Louvre, toutes les œuvres de cette période sont dominées par le Christ mort du musée de Bâle. Cette étude de cadavre, d'une savante et virile exécution, a le poignant

accent de la vérité. A la profonde impression qu'elle produit, on se sent devant un chef-d'œuvre. Holbein ne fut pas heureux en ménage; par surcroît sa femme était laide et plus âgée que lui. Il est donc permis de conjecturer que, s'il quitta Bâle pour aller Londres, en 1526, l'idée de quitter cette Xantippe fut pour quelque chose dans son voyage. Accueilli à Londres par Thomas Morus, auquel Érasme l'avait recommandé, Holbein y peignit nombre de portraits. Il revint deux années plus tard à Bâle où l'attendaient de nouveaux travaux : le beau Saint Michel, les volets de l'orgue de la cathédrale, la Danse des paysans, le fougueux Combat des lansquenets. Holbein peignit aussi quelques portraits, entre autres le portrait de sa femme, qui est peut-être son chef-d'œuvre. - Le peintre oubliait les rancunes du mari. C'est de cette époque qu'on peut dater dans la manière d'Holbein le changement que révèle l'étude de ses œuvres. Sans perdre rien de sa fermeté, son pinceau s'assouplit; il enveloppe la forme par un modelé précis au lieu de la circonscrire par un contour trop sec. De retour à Londres, en 1532, il devint le peintre officiel de Henri VIII. Le roi lui confia de délicates missions pour lesquelles il fallait que le diplomate fût un peintre. On sait que Henri VIII n'avait pas un goût bien vif pour la monogamie. Holbein était envoyé vers les femmes que voulait épouser ce Barbe-Bleue couronné avec mission de faire leurs portraits. Le roi jugeait ainsi de la beauté de ses futures victimes. Henri VIII avait une vraie affection pour son peintre, si l'on en croit cette anecdote plus ou moins apocryphe. Un jour, à la suite d'une discussion, Holbein avait mis fort incivilement à la porte de son atelier, en le jetant du haut en bas de l'escalier, un grand seigneur anglais. Celui-ci demanda vengeance au roi en faisant sonner un peu haut son titre de baron. « Sachez, lui dit Henri VIII, qu'avec sept paysans je puis faire sept barons, tandis qu'avec sept barons je ne saurais faire un seul Holbein. » Holbein mourut à Londres en 1543, après avoir vu décapiter plus d'un de ses modèles.

Hazlitt a dit : « Les têtes de Holbein sont aux autres portraits ce que les archives sont à l'histoire. » Holbein, en effet, est le peintre de la vérité vraie. Il a la touche incisive, l'intimité de l'accent, l'expression saisissante, l'impression profonde et durable. Quand on a vu une tête d'Holbein, on ne l'oublie pas. Devant le modèle, il était, selon le mot heureux de M. Paul Mantz, « d'une intraitable sincérité. » Pour Holbein, la physionomie humaine n'a pas de secrets. Il surprend le moral de celui qu'il peint, et sur sa face, il marque ses instincts, ses pensées, ses passions. Il ne veut peindre que l'individu, mais à son insu, par la précision du rendu et la profondeur de l'expression, il généralise et s'élève jusqu'au type. Grands seigneurs, bourgeois, marchands, jeunes femmes, tous ses portraits sont l'image vivante de la première moitié du xvie siècle. M. Paul Mantz se plaint que, suivant l'habitude française de simplifier ce qui est compliqué, on ne considère Holbein que comme

un portraitiste, en oubliant volontiers ses grandes compositions. Ne reprochons point au génie français, tout de clarté, sa propension à la synthèse. A force de voir tous les côtés d'une chose sans chercher à en comprendre et à en exprimer le caractère dominant, le génie allemand. arrive trop souvent à ne plus rien voir du tout. Nous ne nions pas la valeur des autres œuvres d'Ho.bein, mais c'est le portrait qui est la manifestation souveraine de son génie. Il y a de l'invention, du mouvement, de la fantaisie décorative dans ses figures de la Passion, dans ses cartons pour l'hôtel de ville de Bâle, mais il n'at eint là ni au grand style de Mantegna, ni à la noblesse et à la raide élégance d'Albert Dürer. Toute l'illustration de l'Eloge de la Folie, qui d'ailleurs fut toute fortuite, ces dessins furent faits en huit jours sur les marges du livre qu'Holbein lisait, n'est qu'une suite de caricatures vulgaires de formes et assez lourdes d'esprit. Dans les Simulacres de la mort, il a renouvelé heureusement les vieux bois des premières impressions du xve siècle, en variant les attitudes, en groupant mieux les figures, en en précisant d'un trait sûr les squelettes et les vivans; mais ce n'est qu'une paraphrase. Le Saint Michel, le Christ mort, les Lansquenets, sont des exceptions dans son œuvre. Holbein est avant tout un portraitiste. Dans le portrait il a des rivaux, il ne connaît point de maître. C'est comme portraitiste qu'il a sa place dans l'Olympe des dieux de la peinture.

La réunion en un beau volume illustré d'eaux-fortes et de bois d'après les tableaux et les croquis d'Eugène Fromentin, de l'Été dans le Sahara et de l'Année dans le Sahel, serait l'occasion de faire la double étude du peintre et de l'écrivain. Dans la manière de dire comme dans la manière de peindre, Eugène Fromentin a des qualités analogues de finesse, de délicatesse, de perception profonde et d'expression juste. C'est, si on peut dire, un peintre et un écrivain de nuances. Il excelle à rendre par la plume comme par le pinceau les dégradations des lointains horizons, les vibrations infinies de la lumière, les variétés et les différences des clairs obscurs. Qu'il écrive ou qu'il peigne, il procède par gradations et par frottis. Il n'a point la touche large, mais son pinceau a d'exquises caresses, sa plume des expressions d'un indicible sentiment. Écrivain, il est moins peintre, au sens absolu du mot, que Théophile Gautier, en ceci que Gautier fait voir l'objet ou le paysage qu'il décrit, au lieu que Fromentin en donne l'impression. Peintre, il est moins puissant et moins hardi que Decamps et Marilhat, en ceci que Decamps et Marilhat ont osé peindre l'Orient dans son type général, dans son expression embrasée, tandis que Fromentin a surtout peint l'Afrique dans son caractère exceptionnel, et dans son état particulier de limpidité humide. D'ailleurs Eugène Fromentin est un écrivain de race et un maître parmi les orientalistes.

Gustave Doré s'est fait le commentateur à coups de crayon des grands

chefs-d'œuvre du génie humain. Après le Pantagruel la Eible, après la Divine comédie le Don Quichotte. Plus d'un fleuron man que encore à cette couronne d'in-folio : Homère, Tasse, Shakspeare, Molière. Nous ne désespérons pas de la voir un jour achevée. Voici déjà le Roland furieux, cette merveilleuse épopée héroï-comique. Il était bien fait pour tenter le talent de Doré, ce poème féerique comme les Mille et une Nuits, épique comme l'Iliade, amusant et varié comme le Décameron, railleur comme un conte de Voltaire. L'Arioste, avec un sans-façon adorable, mêle l'histoire et la légende, le sacré et le profane, confond les époques et les pays, les usages et les costumes, fait assiéger Paris par les Sarrasins, arme les guerriers du vire siècle de l'armure maximilienne, transforme Charlemagne et ses pairs en seigneurs de la cour de Ferrare, peint Rodomont, roi d'Alger, en chef de bande, comme le marquis de Pescaire ou Prospero Colonna, donne à son héros Roger le caractère d'un Bayard sans peur et sans reproche, et n'a pas l'air de croire un mot de ce qu'il raconte. M. Gustave Doré, qui dans ses illustrations du Dante, de la Bible, de Cervantes, avait maîtrisé sa verve inventive, a interprété le Roland furieux à la manière de l'Arioste lui-même. Il est revenu au pittoresque à outrance, à la fantaisie endiablée de ses dessins des Contes drôlatiques et de la Légende du Juif-Errant. Les architectures compliquées des burgs gothiques sont suspendues comme des nids d'aigles aux flancs des monts escarpés. Les grands arbres des forêts dénudés par l'hiver prennent dans les enchevêtremens de leurs ramures des apparences de spectres. Les cavernes se peuplent de monstres qui ont les formes invraisemblables des animaux antédiluviens. Au seuil des palais enchantés se pressent des moines obèses, des nains difformes, des gnomes hideux et d'horribles sorcières

Dont la barbe fleurit et dont le nez trognonne.

Au passage des chevaliers, la foule grouille dans les rues d'Orient, s'entasse aux fenêtres, se juche sur les gargouilles, s'amasse en grappe humaine le long des flèches des minarets. Dans les tournois, dans les batailles, dans les assauts, les chevaux volent plus qu'ils ne courent, des gerbes de flèches sillonnent l'air, les têtes coupées et les bras tranchés volent de droite et de gauche, les corps sont transpercés d'outre en outre par les lances ou pourfendus jusqu'au nombril par les grandes épées. Doré va souvent jusqu'à la caricature, mais c'est de la caricature héroïque.

HENRY HOUSSAYE.

Mythologie de la Grèce antique, par M. P. Decharme, 1 vol. in-8°, Garnier.

Le livre que M. Decharme vient de publier sous ce titre est d'une science plus solide, plus sûre, plus voisine des monumens et des textes

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