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Je suis en retard? ce n'est pas de ma faute: je viens de travailler en forêt.

Claude n'était pas l'homme des cérémonies: il portait un petit costume gris-clair, à peine propre, qui tranchait de bizarre façon sur les habits noirs et les robes décolletées. Cela produisit l'effet d'une fausse note dans un morceau bien orchestré. Il appelait ces manques de tenue, en son jargon d'atelier, « molester le bourgeois. >> Il eut lieu d'être content. Son entrée jeta le même froid qu'un courant d'air pénétrant par une porte ouverte. Il ne s'en aperçut même pas, et alla très tranquillement s'asseoir à la place vide. Son voisin, un bon bourgois de Montauban, eut l'envie instinctive de s'écarter de lui comme d'un pestiféré. Heureusement la conversation devint presque aussitôt générale; on cessa de s'occuper du raté, qui mourait de faim et se hâtait de rattraper le temps perdu.

Le dîner s'acheva sans que Bruniquel eût engagé les premières hostilités. Me Dubois l'émerveillait. Il n'aurait jamais cru que la possession de soi-même pût être aussi complète. Qu'elle se fût résignée à jouer la comédie pour dérouter les soupçons de son ennemi, il l'admettait; mais qu'elle soutînt son rôle si longtemps, avec un talent si ferme, c'était plus que surprenant. Peut-être voulait-il se donner une vraie jouissance d'artiste en retardant ainsi l'heure de l'attaque. Puis, il était nécessaire, pour démasquer Coralie, qu'il dit certains mots, certaines phrases impossibles à prononcer devant une jeune fille. Mieux valait qu'Edith ne fût plus là.

Les groupes se formèrent bientôt dans le salon pendant qu'on servait le café. Daniel souffrait de la contrainte imposée par tous ces étrangers : il entraîna sa fiancée au jardin, laissant Claude Morisseau divaguer à son aise. Son malheureux voisin souffrait, lui aussi, comme Daniel; mais non pour le même motif. Depuis le milieu du diner, l'artiste entassait les unes sur les autres des théories tellement extravagantes que l'infortuné bourgeois sentait son cerveau éclater. Claude sautait de la peinture à la musique avec une souplesse de gymnasiarque; si bien que l'autre ne comprenait jamais s'il était question d'un opéra ou d'un tableau ! La fin du repas ne le délivra point de ce supplice: Claude l'agrippa par le bouton de son habit et le retint prisonnier :

Voyez-vous, dit-il, j'ai dû renoncer pour un temps à la musique. Ce n'est pas de ma faute! Mais on me volait mes idées à la douzaine (il tournait le bouton de l'habit). Par exemple, j'arrive chez Gounod, je joue une mélodie... et je la retrouve un mois après dans Gallia. La même chose pour Ambroise Thomas ou Félicien David. Des voleurs d'idées! oui monsieur, des voleurs d'idées (et il tournait de plus en plus le pauvre bouton)! Seulement j'ai une force: ma santé. Je les enterrerai tous, et vous aussi! Quel

âge avez-vous? quarante ans ? mais on vous en donnerait cinquantecinq vous êtes fini, mon pauvre homme, tandis que moi!.. moi, je vivrai cent dix ans parce que je fais de l'hydrothérapie; et à cent dix ans, je serai célèbre!

Parlait-il sérieusement? Certes. Était-il fou? non pas. A force de vouloir prouver sa supériorité aux autres, ce pauvre être, exaspéré par son échec dans la vie, en arrivait à se convaincre de son immense génie. Il ne parlait pas, il décrétait, pour la plus grande joie de quelques-uns, et notamment de Bonchamp, qui ne se lassait jamais de le faire jaser. L'exposition de ses théories amena la fuite de la plupart des convives, qui se retirèrent dans un coin du salon. Mme Dubois, assise près de la porte vitrée, s'éventait doucement : Bruniquel guettait une occasion pour commencer la bataille. Elle lui fut offerte par Godefroy, qui proposa à la tante de Daniel de se promener dans le jardin.

Merci, dit-elle; même en été je crains l'air du soir.

C'est une sage prudence, répliqua Bruniquel. Avec vos robes de gaze, mesdames, vous ne vous méfiez pas assez. Il est vrai que le Seigneur Dieu vous a bâties bien plus solidement que nous. J'ai vu des femmes décolletées risquer vingt fois la mort en souriant; des femmes du monde, s'entend, car pour les autres il est des grâces d'état.

L'endurcissement du vice! prononça gravement l'antiquaire. Oh! le vice ne durcit pas la peau. J'ai connu pour ma part une demoiselle très jolie, qui, après un bal échevelé, se plongeait dans un bain d'eau glacée. Cette bonne Coralie! Je l'ai bien aimée !

Bruniquel la regardait en face. Elle ne fit pas un mouvement; aucun geste ne trahit son émotion; mais son œil vert s'éclaira d'une lueur fauve. Elle releva la tête comme le soldat à l'approche de l'ennemi. Césarine parut en ce moment, tenant Édith par le bras.

Tu auras le temps de te promener avec ton mari; tu peux bien quitter ton fiancé pendant un quart d'heure. J'ai besoin de toi pour servir le café.

La jeune fille sourit à Daniel; cela signifiait : « Vous voyez, ce n'est pas moi qui vous quitte; mais on m'enlève. » Il s'assit auprès de sa tante.

Qu'est-ce que c'est que cette Coralie dont vous parliez, monsieur? demanda Mme Dubois très froidement.

Le gentilhomme jeta un coup d'œil à droite et à gauche; puis : -Me Edith n'est pas là, je peux continuer. Coralie a été l'une des grandes passions de ma vie. Oh! mon Dieu, je ne m'en cache point. Tout homme, à une heure donnée, peut faire et fera une bêtise. Elle appartenait à la grande famille des Manon Lescaut, mais des Manon Lescaut qui ont réussi. Ses mots défrayaient les petits jour

naux parisiens; on décrivait ses toilettes; ses diamans étaient célèbres; en un mot, une cocotte.

- Une courtisane dit Godefroy; je préfère courtisane, c'est plus distingué. Et vous avez aimé une de ces filles-là? Cela m'étonne de votre part.

Je connais peu la vie de Paris, répliqua Daniel, mais je suis de l'avis de M. Godefroy. L'amour est un sentiment divin qui s'accommode mal des misères humaines; qu'on ait un caprice pour l'une de ces femmes, soit; mais de l'amour... je proteste.

Mme Dubois pâlit. Elle cacha une seconde son visage derrière son éventail; quand elle le ferma, négligemment, la pâleur avait disparu elle souriait.

- Vous en parlez bien à votre aise, continua Bruniquel. On voit, capitaine, que vous n'avez jamais approché l'une de ces puissantes séductrices. Leur amour, c'est la robe de Nessus. J'en parle sciemment. J'ai adoré Coralie pendant quatre mois, soit quatre mille francs.

L'énormité du chiffre stupéfia Godefroy; il se leva tout scandalisé: - Cent mille francs par mois! Elle allait bien, la gaillarde! Mais que faisait-elle donc de votre argent? Des petits cailloux?

Non pas des rentes.

- Des rentes? Je croyais qu'elles finissaient toutes à l'hôpital. C'est le vieux jeu. Aujourd'hui les Coralies font fortune. Elles économisent pour l'avenir. Au besoin les fourmis emprunteraient de l'argent à ces cigales corrigées par La Fontaine. Je les aimais mieux autrefois. Leur jeunesse disparue, elles disparaissaient elles aussi. Aspasie devenait ouvreuse de loges, et Laïs marchande des quatre saisons. Maintenant elles ont maison de ville et maison des champs, un compte courant à la Banque et des actions de chemin de fer. Elles vieillissent tout doucement sans se presser, et, un beau jour, elles marient leur fils ou leur neveu dans une bonne famille. Mme Dubois écoutait avec une attention ardente. A demi soulevée, les lèvres frémissantes, elle regardait M. de Bruniquel bien en face. Sa prudence accoutumée la trahissait. Elle oubliait son rôle. Ainsi qu'une actrice lassée, elle déposait le masque menteur. La fille prête à la lutte reparaissait sous la bourgeoise apaisée. Bruniquel soutint sans se troubler l'éclat de ce regard fulgurant. Après tout, il remplissait un devoir de galant homme, car c'était bien Coralie, il en était sûr; elle venait d'ajouter une preuve de plus aux preuves qu'il possédait déjà. La vie a des cruautés implacables: ce fut Daniel qui porta le dernier coup.

- Riches ou pauvres, elles n'en finissent pas moins méprisées. N'est-il pas vrai, ma tante? Et je ne sais vraiment pas si elles méritent autre chose : mépris d'autant plus grand qu'elles l'ont plus

audacieusement bravé. M. de Bruniquel a raison. Elles feraient mieux de disparaître en pleine jeunesse, laissant à quelques-uns le souvenir de leur beauté. L'expiation involontaire pourrait leur mériter le pardon; mais la courtisane vieille et riche... quelle honte et quel dégoût!

C'en était trop. Le visage de Mme Dubois trahit une douleur atroce. La figure livide, les traits décomposés, les yeux hagards, elle épouvanta Césarine.

Vous souffrez, chère madame? demanda-t-elle.

Moi!

Douleur, haine, colère, désespoir, audace: elle mit tout en ce mot, dernier défi jeté par elle à celui qui la condamnait à un tel supplice. Elle aurait peut-être supporté la prolongation de son épreuve épouvantable; mais elle pliait sous l'anathème lancé par l'être qu'elle adorait. Il était impossible que ce drame intime ne fût pas soupçonné. Chaque coup porté blessait trop profondément. Heureusement un incident détourna tout à coup l'attention. Assis au piano, Claude attaquait les premières notes de la Damnation de Faust, l'une des plus merveilleuses pages musicales qui existent : Berlioz s'est inspiré du fameux hymne, la Marche hongroise. D'abord un appel de trompettes aigu et prolongé : puis soudain un chant joyeux et martial, répété deux fois, soutenu par des modulations qui montent, descendent, reviennent au grave, pour aboutir au même chant triomphal et guerrier qui reparaît sous toutes ses formes. Cependant les trompettes deviennent plus graves; l'esprit de l'auditeur conçoit le décor du drame: une vaste plaine couverte de neige, bordée de forêts sombres et désolées par l'âpre hiver. La colonne des patriotes s'avance; les pas deviennent plus sonores; la sainte émotion croît dans ces cœurs résolus; les plus jeunes se mettent à parler gaîment de la bataille prochaine. Les commandemens des chefs volent de rang en rang, et les mots d'ordre s'échangent; puis, à travers ces bruissemens tantôt graves, tantôt joyeux, le chant primitif se mêle sur un mode plus doux. C'est alors qu'éclatent les notes sinistres, au loin le canon tonne; pour la quatrième fois, le même chant recommence, cette fois cuivré, grimaçant, affolé perdu au milieu d'une marée montante de sons qui se mêlent, s'enchevêtrent et résonnent, perdus dans des roulemens de tambours, comme des sanglots dans des éclats de rire.

Tous écoutaient. Seule, Coralie n'entendait que sa pensée. Deux fois elle se tourna du côté de Bruniquel; deux fois elle hésita. Enfin, frissonnante, les yeux pleins d'éclairs, elle se pencha vers lui, et, d'une voix brève :

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LA

MUSIQUE EN ALLEMAGNE

L'exposition universelle de 1878 aura permis de constater, une fois de plus, la supériorité de la France pour tout ce qui a trait aux arts du dessin. Dans cette lutte courtoise à laquelle nous avions convié tous les peuples, ce sont encore nos peintres, nos architectes et surtout nos sculpteurs qui remportent le prix. Excepté chez quelques nations de l'extrême Orient, les industries qui confinent à l'art copient, pour la plupart, les créations de nos principaux fabricans et ne trouvent de vie qu'à les imiter. L'Allemagne, qui d'abord avait refusé cette occasion de rapprochemens entre elle et nous, s'est depuis ravisée et nous a envoyé un choix des œuvres les plus remarquables de ses artistes contemporains. Grâce au talent de MM. Menzel, Knauss, Piloty, Leibl, André et Oswald Achenbach, grâce aussi à l'heureux aménagement de la salle qu'ils occupaient, il est permis de dire que l'art allemand a tenu honorablement sa place au Champ de Mars. Mais le succès de l'Allemagne eût été plus marqué, s'il lui avait été possible de montrer l'ensemble des ressources dont dispose chez elle la musique, qui, pour la première fois, avait été associée à cette grande fête du travail humain.

La supériorité que nous avons dans les arts du dessin, nos voisins en effet la possèdent pour la musique. Tout ce qui y touche les intéresse. Elle est pour eux, par excellence, un art national, et les travaux mêmes dont elle est l'objet montrent quelle part elle a dans leur vie et leurs préoccupations. Les théories esthétiques de leurs philosophes ont surtout en vue la musique. Après Mattheson, Forkel et Schubart, c'est F. Hand et Thibaut qui essaient d'en analyser les principes ou d'en tracer les lois; c'est Hegel qui les expose, assez arbitrairement du reste, dans ses cours professés à Berlin, dont Mendelssohn fut un des auditeurs assidus; récemment enfin, c'est le professeur viennois Hanslick qui, cherchant à réagir contre

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