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11. L'AVARE, Acte III, Sc. V.

MOLIÈRE (1622-1673).

HARPAGON-Valère, aide-moi à ceci. Or çà, maître Jacques, approchez-vous; je vous ai gardé pour le dernier,

MAÎTRE JACQUES-Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous voulez parler? car je suis l'un et l'autre.

HARPAGON-C'est à tous les deux.

MAÎTRE JACQUES-Mais à qui des deux le premier ?
HARPAGON-Au cuisinier.

MAÎTRE JACQUES-Attendez donc, s'il vous plaît. [П ôte sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier.]

HARPAGON-Quelle diantre de cérémonie est-ce là?
MAÎTRE JACQUES-Vous n'avez qu'à parler.

HARPAGON-Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper.

MAÎTRE JACQUES-Grande merveille!

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HARPAGON-Dis-moi un peu, nous feras-tu bonne chère ? MAÎTRE JACQUES-Oui, si vous me donnez bien de l'argent. HARPAGON-Que diable! toujours de l'argent ! Il semble qu'ils n'aient autre chose à dire, de l'argent, de l'argent, de l'argent! Ah! ils n'ont que ce mot à la bouche, de l'argent ! 20 Toujours parler d'argent! Voilà leur épée de chevet, de l'argent !

VALERE-Je n'ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l'argent! C'est une chose la plus aisée du 25 monde, et il n'y a si pauvre esprit qui n'en fît bien autant; mais, pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d'argent.

MAÎTRE JACQUES-Bonne chère avec peu d'argent?
VALERE-Oui.

MAÎTRE JACQUES-Par ma foi, monsieur l'intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier; aussi bien vous mêlez-vous céans d'être le factoton.

HARPAGON-Taisez-vous. Qu'est-ce qu'il nous faudra ?

MAÎTRE JACQUES-Voilà monsieur votre intendant, qui vous fera bonne chère pour peu d'argent.

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HARPAGON-Haye! je veux que tu me répondes.

MAÎTRE JACQUES-Combien serez-vous de gens à table?

HARPAGON-Nous serons huit ou dix; mais il ne faut prendre que huit. Quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.

VALERE-Cela s'entend.

MAÎTRE JACQUES Hé bien, il faudra quatre grands potages et cinq assiettes d'entrées.

HARPAGON-Que diable! Voilà pour traiter toute une ville 10 entière !

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MAÎTRE JACQUES-Rôt...

HARPAGON [Lui mettant la main sur la bouche.] Ah, traître, tu manges tout mon bien.

MAÎTRE JACQUES-Entremets..

HARPAGON-Encore! [Lui mettant encore la main sur la

bouche.]

VALÈRE-Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde ? et monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille? Allez-vous-en lire un peu les préceptes 20 de la santé, et demander aux médecins s'il y a rien de plus préjudiciable à l'homme que de manger avec excès.

HARPAGON-Il a raison.

VALERE-Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c'est un coupe-gorge qu'une table remplie de trop de 25 viandes; que pour se bien montrer ami de ceux que l'on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu'on donne et que, suivant le dire d'un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

HARPAGON-Ah, que cela est bien dit! approche. que je 30 t'embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue de ma vie : il faut vivre pour manger, et non pas manger pour viv... Non, ce n'est pas cela. Comment est-ce que tu dis?

VALERE-Qu'il faut manger pour vivre, et non pas vivre 35 pour manger.

HARPAGON-[à Maître Jacques.] Oui. Entends-tu? [À Valère.] Qui est le grand homme qui a dit cela?

VALÈRE-Je ne me souviens pas maintenant de son nom. HARPAGON-Souviens-toi de m'écrire ces mots. Je les veux 40 faire graver en lettres d'or sur la cheminée de ma salle.

VALÈRE-Je n'y manquerai pas. Et pour votre souper, Vous n'avez qu'à me laisser faire. Je réglerai tout cela comme il faut. HARPAGON-Fais donc.

MAÎTRE JACQUES-Tant mieux, j'en aurai moins de peine. HARPAGON-Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, 5 et qui rassasient d'abord; quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de marrons.

VALÈRE-Reposez-vous sur moi.

HARPAGON-Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer

mon carrosse.

MAÎTRE JACQUES-Attendez.

[Il remet sa casaque.]

Ceci s'adresse au cocher.

Vous dites...

HARPAGON-Qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour conduire à la foire...

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MAÎTRE JACQUES-Vos chevaux, monsieur? Ma foi, ils ne 15 sont point du tout en état de marcher. Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière, les pauvres bêtes n'en ont point, et ce serait mal parler; mais vous leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux.

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HARPAGON-Les voilà bien malades; ils ne font rien. MAÎTRE JACQUES-Et pour ne rien faire, monsieur, est-ce qu'il ne faut rien manger? Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, de travailler beaucoup, et de manger de même. Cela me fend le cœur de les voir ainsi exténués; car, 25 enfin, j'ai une tendresse pour mes chevaux, qu'il me semble que c'est moi-même, quand je les vois pâtir; je m'ôte tous les jours pour eux les choses de la bouche; et c'est être, monsieur, d'un naturel trop dur, que de n'avoir nulle pitié de son prochain.

HARPAGON-Le travail ne sera pas grand, d'aller jusqu'à la

foire.

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MAÎTRE JACQUES-Non, monsieur, je n'ai pas le courage de les mener; et je ferais conscience de leur donner des coups de fouet, en l'état où ils sont. Comment voudriez-vous qu'ils traînassent 35 un carrosse ? Ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes.

VALÈRE-Monsieur, j'obligerai le voisin Picard à se charger de les conduire aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper.

MAÎTRE JACQUES-Soit. J'aime mieux encore qu'ils meurent 40 sous la main d'un autre que sous la mienne.

12. WATERLOO, CHAP. IX.

VICTOR HUGO (1802-1885).

Ils étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front d'un quart de lieue. C'étaient des hommes géants sur des chevaux colosses. Ils étaient vingt-six escadrons ; et ils avaient derrière eux, pour les appuyer, la division de Lefebvre-Desnouettes, les 5 cent six gendarmes d'élite, les chasseurs de la garde, onze cent quatre-vingt-dix-sept hommes, et les lanciers de la garde, huit cent quatre-vingts lances. Ils portaient le casque sans crins et la cuirasse de fer battu, avec les pistolets d'arçon dans les fontes et le long sabre-épée. Le matin toute l'armée les avait 10 admirés, quand, à neuf heures, les clairons sonnant, toutes les musiques chantant: Veillons au salut de l'empire, ils étaient venus, colonne épaisse, une de leurs batteries à leur flanc, l'autre à leur centre, se déployer sur deux rangs entre la chaussée de Genappe et Frischemont, et prendre leur place de bataille dans 15 cette puissante deuxième ligne, si savamment composée par Napoléon, laquelle, ayant à son extrémité de gauche les cuirassiers de Kellermann et à son extrémité de droite les cuirassiers de Milhaud, avait, pour ainsi dire, deux ailes de fer.

L'aide de camp Bernard leur porta l'ordre de l'empereur. 20 Ney tira son épée et prit la tête. Les escadrons énormes s'ébranlèrent.

Alors on vit un spectacle formidable.

Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent, formée en colonne par division, descendit d'un même 25 mouvement et comme un seul homme, avec la précision d'un bélier de bronze qui ouvre une brèche, la colline de la BelleAlliance, s'enfonça dans le fond redoutable où tant d'hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut de l'autre côté du vallon, toujours com30 pacte et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de mitraille crevant sur elle, l'épouvantable pente de boue du plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaçants, imperturbables; dans les intervalles de la mousqueterie et de l'artillerie, on entendait ce piétinement colossal. * Étant 35 deux divisions, ils étaient deux colonnes; la division Wathier avait la droite, la division Delord avait la gauche. On croyait voir de loin s'allonger vers la crête du plateau deux immenses

couleuvres d'acier. Cela traversa la bataille comme un prodige.

Rien de semblable ne s'était vu depuis la prise de la grande redoute de la Moskowa par la grosse cavalerie; Murat y manquait, mais Ney s'y retrouvait. Il semblait que cette masse 5 était devenue monstre et n'eût qu'une âme. Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype. On les apercevait à travers une vaste fumée déchirée çà et là. Pêlemêle de casques, de cris, de sabres, bondissement orageux des croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte disci- 10 pliné et terrible; là-dessus les cuirasses, comme les écailles sur l'hydre.

Ces récits semblent d'un autre âge. Quelque chose de pareil à cette vision apparaissait sans doute dans les vieilles épopées orphiques racontant les hommes-chevaux, les antiques hippan-15 thropes, ces titans à face humaine et à poitrail équestre dont le galop escalada l'Olympe, horribles, invulnérables, sublimes; dieux et bêtes.

Bizarre coïncidence numérique, vingt-six bataillons allaient recevoir ces vingt-six escadrons. Derrière la crête du plateau, 20 à l'ombre de la batterie masquée, l'infanterie anglaise, formée en treize carrés, deux bataillons par carré, et sur deux lignes, sept sur la première, six sur la seconde, la crosse à l'épaule, couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, immobile, attendait. Elle ne voyait pas les cuirassiers et les cuirassiers 25 ne la voyaient pas. Elle écoutait monter cette marée d'hommes. Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille chevaux, le frappement alternatif et symétrique des sabots au grand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une sorte de grand souffle farouche. Il y eut un silence 30 redoutable, puis, subitement, une longue file de bras levés brandissant des sabres apparut au-dessus de la crête, et les casques, et les trompettes, et les étendards, et trois mille têtes à moustaches grises criant: vive l'empereur! Toute cette cavalerie déboucha sur le plateau, et ce fut comme l'entrée 35 d'un tremblement de terre.

Tout à coup, chose tragique, à la gauche des Anglais, à notre droite, la tête de colonne des cuirassiers se cabra avec une clameur effroyable. Parvenus au point culminant de la crête, effrénés, tout à leur furie et à leur course d'extermination sur 40 les carrés et les canons, les cuirassiers venaient d'apercevoir

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