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FRENCH READER.

1. PAROLES D'UN CROYANT, CHAP. VII.

LAMENNAIS (1782-1854).

Lorsqu'un arbre est seul, il est battu des vents et dépouillé de ses feuilles; et ses branches, au lieu de s'élever, s'abaissent comme si elles cherchaient la terre.

Lorsqu'une plante est seule, ne trouvant point d'abri contre l'ardeur du soleil, elle languit et se dessèche, et meurt.

Lorsque l'homme est seul, le vent de la puissance le courbe vers la terre, et l'ardeur de la convoitise des grands de ce monde absorbe la sève qui le nourrit.

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Ne soyez donc point comme la plante et comme l'arbre qui sont seuls mais unissez-vous les uns aux autres, et appuyez- 10 vous, et abritez-vous, mutuellement.

:

Tandis que vous serez désunis, et que chacun ne songera qu'à soi, vous n'avez rien à espérer, que souffrance, et malheur, et oppression.

Qu'y a-t-il de plus faible que le passereau, et de plus désarmé 15 que l'hirondelle? Cependant quand paraît l'oiseau de proie, les hirondelles et les passereaux parviennent à le chasser, en se rassemblant autour de lui, et le poursuivant tous ensemble.

Prenez exemple sur le passereau et sur l'hirondelle.

Celui qui se sépare de ses frères, la crainte le suit quand il 20 marche, s'assied près de lui quand il repose, et ne le quitte pas même durant son sommeil.

Donc, si l'on vous demande: "Combien êtes-vous?" répondez: "Nous sommes un, car nos frères, c'est nous, et nous, c'est nos frères."

Dieu n'a fait ni petits ni grands, ni maîtres ni esclaves, ni rois ni sujets : il a fait tous les hommes égaux.

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Mais, entre les hommes, quelques-uns ont plus de force ou de corps, ou d'esprit, ou de volonté, et ce sont ceux-là qui cherchent à s'assujettir les autres, lorsque l'orgueil ou la convoitise étouf- 30 fent en eux l'amour de leurs frères.

Et Dieu savait qu'il en serait ainsi, et c'est pourquoi il a commandé aux hommes de s'aimer, afin qu'ils fussent unis, et que les faibles ne tombassent point sous l'oppression des forts.

Car celui qui est plus fort qu'un seul sera moins fort que 5 deux, et celui qui est plus fort que deux sera moins fort que quatre; et ainsi les faibles ne craindront rien lorsque, s'aimant les uns les autres, ils seront unis véritablement.

Un homme voyageait dans la montagne, et il arriva en un lieu où un gros rocher, ayant roulé sur le chemin, le remplissait 10 tout entier, et hors du chemin il n'y avait point d'autre issue, ni à gauche, ni à droite.

Or, cet homme voyant qu'il ne pouvait continuer son voyage à cause du rocher, essaya de le mouvoir pour se faire un passage, et il se fatigua beaucoup à ce travail, et tous ses efforts 15 furent vains.

"Que

Ce que voyant, il s'assit plein de tristesse et dit: sera-ce de moi lorsque la nuit viendra et me surprendra dans cette solitude, sans nourriture, sans abri, sans aucune défense, à l'heure où les bêtes féroces sortent pour chercher leur proie?" 20 Et comme il était absorbé dans cette pensée, un autre voyageur survint, et celui-ci, ayant fait ce qu'avait fait le premier et s'étant trouvé aussi impuissant à remuer le rocher, s'assit en silence et baissa la tête.

Et après celui-ci, il en vint plusieurs autres, et aucun ne put 25 mouvoir le rocher, et leur crainte à tous était grande.

Enfin l'un d'eux dit aux autres : "Mes frères, prions notre Père qui est dans les cieux: peut-être qu'il aura pitié de nous dans cette détresse."

Et cette parole fut écoutée, et ils prièrent de cœur le Père 30 qui est dans les cieux.

Et quand ils eurent prié, celui qui avait dit: "Prions," dit encore: "Mes frères, ce qu'aucun de nous n'a pu faire seul, qui sait si nous ne le ferons pas tous ensemble?"

Et ils se levèrent, et tous ensemble ils poussèrent le rocher et 35 le rocher céda, et ils poursuivirent leur route en paix.

Le voyageur c'est l'homme, le voyage c'est la vie, le rocher ce sont les misères qu'il rencontre à chaque pas sur sa route.

Aucun homme ne saurait soulever seul ce rocher, mais Dieu en a mesuré le poids de manière qu'il n'arrête jamais ceux qui 40 voyagent ensemble.

2. PAROLES D'UN CROYANT, CHAP. XVII.

LAMENNAIS (1782-1854).

Deux hommes étaient voisins, et chacun d'eux avait une femme et plusieurs petits enfants, et son seul travail pour les faire vivre.

Et l'un de ces deux hommes s'inquiétait en lui-même, disant: "Si je meurs ou que je tombe malade, que deviendront ma 5 femme et mes enfants?"

Et cette pensée ne le quittait point, et elle rongeait son cœur comme un ver ronge le fruit où il est caché.

Or, bien que la même pensée fût venue également à l'autre père, il ne s'y était point arrêté; "car, disait-il, Dieu, qui con- 10 naît toutes ses créatures et qui veille sur elles, veillera aussi sur moi, et sur ma femme, et sur mes enfants."

Et celui-ci vivait tranquille, tandis que le premier ne goûtait pas un instant de repos ni de joie intérieurement.

Un jour qu'il travaillait aux champs, triste et abattu à cause 15 de sa crainte, il vit quelques oiseaux entrer dans un buisson, en sortir, et puis bientôt y revenir encore.

Et, s'étant approché, il vit deux nids posés côte à côte, et dans chacun plusieurs petits nouvellement éclos et encore sans plumes.

Et quand il fut retourné à son travail, de temps en temps il levait les yeux, et regardait ces oiseaux qui allaient et venaient portant la nourriture à leurs petits.

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Or, voilà qu'au moment où l'une des mères rentrait avec sa becquée, un vautour la saisit, l'enlève, et la pauvre mère se 25 débattant vainement sous sa serre, jetait des cris perçants.

À cette vue, l'homme qui travaillait sentit son âme plus troublée qu'auparavant; "car, pensait-il, la mort de la mère, c'est la mort des enfants. Les miens n'ont que moi non plus. Que deviendront-ils si je leur manque?"

Et tout le jour il fut sombre et triste, et la nuit il ne dormit point.

Le lendemain, de retour aux champs, il se dit: "Je veux voir les petits de cette pauvre mère plusieurs sans doute ont déjà péri." Et il s'achemina vers le buisson.

Et, regardant, il vit les petits bien portants; pas un ne semblait avoir pâti.

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Et, ceci l'ayant étonné, il se cacha pour observer ce qui se passerait.

Et, après un peu de temps, il entendit un léger cri, et il aperçut la seconde mère rapportant en hâte la nourriture 5 qu'elle avait recueillie, et elle la distribua à tous les petits indistinctement, et il y en eut pour tous, et les orphelins ne furent point délaissés dans leur misère.

Et le père qui s'était défié de la Providence raconta le soir à l'autre père ce qu'il avait vu.

Et celui-ci lui dit: "Pourquoi s'inquiéter? Jamais Dieu n'abandonne les siens. Son amour a des secrets que nous ne connaissons point. Croyons, espérons, aimons, et poursuivons notre route en paix.

"Si je meurs avant vous, vous serez ie père de mes enfants; 15 si vous mourez avant moi, je serai le père des vôtres.

"Et si l'un et l'autre, nous mourons avant qu'ils soient en âge de pourvoir eux-mêmes à leurs nécessités, ils auront pour père le Père qui est dans les cieux."

3. LE MAÎTRE CHAT OU LE CHAT BOTTÉ.

PERRAULT (1628-1703).

Un meunier ne laissa pour tous biens à trois enfants qu'il 20 avait, que son moulin, son âne et son chat. Les partages furent bientôt faits; ni le notaire, ni le procureur n'y furent appelés. Ils auraient eu bientôt mangé tout le pauvre patrimoine. L'aîné eut le moulin, le second eut l'âne, et le plus jeune n'eut que le chat. Ce dernier ne pouvait se consoler 25 d'avoir un si pauvre lot. "Mes frères, disait-il, pourront gagner leur vie honnêtement en se mettant ensemble; pour moi, lorsque j'aurai mangé mon chat, et que je me serai fait un manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim." Le Chat, qui entendait ce discours, mais qui n'en fit pas semblant, 30 lui dit d'un air posé et sérieux: "Ne vous affligez point, mon maître, vous n'avez qu'à me donner un sac et me faire faire une paire de bottes pour aller dans les broussailles, et vous verrez que vous n'êtes pas si mal partagé que vous croyez."

Quoique le maître du Chat ne fît pas grand fond là-dessus, il lui avait vu faire tant de tours de souplesse pour prendre des rats et des souris, comme quand il se pendait par les pieds, ou qu'il se cachait dans la farine pour faire le mort, qu'il ne désespéra pas d'en être secouru dans sa misère. Lorsque le 5 Chat eut ce qu'il avait demandé, il se botta bravement, et, mettant son sac à son cou, il en prit les cordons avec ses pattes de devant, et s'en alla dans une garenne où il y avait grand nombre de lapins. Il mit du son et des lacerons dans son sac, et, s'étendant comme s'il eût été mort, il attendit que 10 quelque jeune lapin, peu instruit encore des ruses de ce monde, vînt se fourrer dans son sac pour manger ce qu'il y avait mis. A peine fut-il couché, qu'il eut contentement; un jeune étourdi de lapin entra dans son sac, et le maître Chat, tirant aussitôt ses cordons, le prit et le tua sans miséricorde. Tout glorieux 15 de sa proie, il s'en alla chez le roi et demanda à lui parler. On le fit monter à l'appartement de Sa Majesté, où étant entré, il fit une grande révérence au roi, et lui dit: "Voilà, sire, un lapin de garenne que M. le marquis de Carabas (c'était le nom qu'il prit en gré de donner à son maître) m'a chargé de 20 vous présenter de sa part.-Dis à ton maître, répondit le roi, que je le remercie, et qu'il me fait plaisir." Une autre fois, il alla se cacher dans un blé, tenant toujours son sac ouvert, et lorsque deux perdrix y furent entrées, il tira les cordons et les prit toutes deux. Il alla ensuite les présenter au roi, comme 25 il avait fait du lapin de garenne. Le roi reçut encore avec plaisir les deux perdrix, et lui fit donner pour boire. Le Chat continua ainsi, pendant deux ou trois mois, de porter de temps en temps au roi du gibier de la chasse de son maître. Un jour qu'il sut que le roi devait aller à la promenade sur le bord de 30 la rivière, avec sa fille, la plus belle princesse du monde, il dit à son maître: "Si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite; vous n'avez qu'à vous baigner dans la rivière, à l'endroit que je vous montrerai, et ensuite me laisser faire.” Le marquis de Carabas fit ce que son chat lui conseillait, sans 35 savoir à quoi cela serait bon. Dans le temps qu'il se baignait, le roi vint à passer, et le Chat se mit à crier de toute sa force: "Au secours! au secours! voilà M. le marquis de Carabas qui se noie!" À ce cri, le roi mit la tête à la portière, et reconnaissant le Chat qui lui avait apporté tant de fois du gibier, 40 il ordonna à ses gardes qu'on allât vite au secours de M. le

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