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hommes ont eue de bonne heure, à laquelle ils n'ont guère ajouté, et qu'ils ne passeront guère, s'ils la passent. Ils ont cette obligation à la nature, qu'elle leur a inspiré fort promptement ce qu'ils avaient besoin de savoir; car ils étaient perdus, si elle eût laissé à la lenteur de leur raison à le chercher. Pour les autres choses qui ne sont pas si nécessaires, elles se découvrent peu à peu, et dans de longues suites d'années.

HERVÉ.

Il serait étrange, qu'en connaissant mieux l'homme, on ne le guérit pas mieux. A ce compte, pourquoi s'amuserait-on à perfectionner la science du corps humain? Il vaudrait mieux laisser là tout.

ÉRASISTRATE.

On y perdrait des connaissances fort agréables; mais pour ce qui est de l'utilité, je crois que découvrir un nouveau conduit dans le corps de l'homme, ou une nouvelle étoile dans le ciel, est bien la même chose. La nature veut que dans de certains temps, les hommes se succèdent les uns aux autres par le moyen de la mort; il leur est permis de se défendre contre elle jusqu'à un certain point: mais passé cela, on aura beau faire de nouvelles découvertes dans l'anatomie, on aura beau pénétrer de plus en plus dans les secrets de la struc- » ture du corps humain, on ne prendra point la naturé pour dupe, on mourra comme à l'ordinaire.

DIALOGUE VI.

COSME II DE MÉDICIS, BÉRÉNICE.

COSME DE MÉDICIS.

Je viens d'apprendre de quelques savans, qui sont

morts depuis peu, une nouvelle qni m'afflige beau coup. Vous saurez que Galilée, qui était mon mathématicien, avait découvert de certaines planètes qui tournent autour de Jupiter, auxquelles il donna en mon honneur le nom d'astres de Médicis. Mais on m'a dit qu'on ne les connaît presque plus sous ce nom là et qu'on les appelle simplement satellites de Jupiter. Il faut que le monde soit présentement bien méchant et bien envieux de la gloire d'autrui.

BÉRÉNICE.

Sans doute, je n'ai guère vu d'effets plus remarquables de sa malignité.

COSME DE MEDICIS.

Vous en parlez bien à votre aise, après le bonheur que vous avez eu. Vous aviez fait vœu de couper vos cheveux, si votre mari Ptolomée revenait vainqueur de je ne sais quelle guerre. Il revint, ayant défait ses ennemis; vous consacrâtes vos cheveux dans un temple de Vénus, et le lendemain, un mathématicien les fit disparaître, et publia qu'ils avaient été changés en une constellation, qu'il appela la chevelure de Bérénice. Faire passer des étoiles pour des cheveux d'une femme, c'était bien pis que de donner le nom d'un prince à de nouvelles planètes. Cependant votre chevelure a réussi, et ces pauvres astres de Médicis n'ont pu avoir la même fortune.

BÉRÉNICE.

Si je pouvais vous donner ma chevelure céleste, je vous la donnerais pour vous consoler, et même je serais assez généreuse pour ne prétendre pas que vous me fussiez fort obligé de ce présent-là.

COSME DE Médicis.

Il serait pourtant considérable, et je voudrais que mon nom fût aussi assuré de vivre que le vôtre.

BÉRÉNICE.

Hélas! quand toutes les constellations porteraient mon nom, en serais-je mieux? Ils seraient là-haut dans le ciel, et moi, je n'en serais pas moins ici-bas. Les hommes sont plaisans; ils ne peuvent se dérober à la mort, et ils tâchent à lui dérober deux ou trois syllabes qui leur appartiennent. Voilà une belle chicane qu'ils s'avisent de lui faire. Ne vaudrait-il pas mieux qu'ils consentissent de bonne grâce à mourir eux et leurs noms? COSME DE MÉdicis.

Je ne suis point de votre avis: on ne meurt que le moins qu'il est possible, et tout mort qu'on est, on tâche à tenir encore à la vie par un marbre où l'on est représenté, par des pierres que l'on a élevées les unes sur les autres, par son tombeau même. On se noie, et on s'accroche à tout cela.

BÉRÉNICE.

Oui, mais les choses qui devraient garantir nos noms de la mort, meurent elles-mêmes à leur manière. A quoi attacherez-vous votre immortalité? Une ville, empire même ne vous en peut pas bien répondre. COSME DE MÉDICIS.

un

Ce n'est pas une mauvaise invention que de donner son nom à des astres; ils demeurent toujours.

BÉRÉNICE.

Encore de la manière dont j'en entends parler, les astres eux-mêmes sont-ils sujets à caution. On dit qu'il y en a de nouveaux qui viennent, et d'anciens qui s'en vont ; et vous verrez qu'à la longue, il ne me

TOM. III.

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restera peut-être pas un cheveu dans le ciel. Du moins, ce qui ne peut manquer à nos noms, c'est une mort, pour ainsi dire, grammaticale; quelques changemens de lettres les mettent en état de ne pouvoir plus servir qu'à donner de l'embarras aux savans. Il y a quelque temps que je vis ici-bas des morts qui contestaient avec beaucoup de chaleur l'un contre l'autre. Je m'approchai; je demandai qui ils étaient, et on me répondit que l'un était le grand Constantin, et l'autre un empereur barbare. Ils disputaient sur la préférence de leurs grandeurs passées. Constantin disait qu'il avait été empereur de Constantinople; et le barbare qu'il l'avait été de Stamboul. Le premier, pour faire valoir sa Constantinople, disait qu'elle était située sur trois mers; sur le Pont-Euxin, sur le Bosphore de Thrace, et sur la Propontide. L'autre répliquait que Stamboul commandait aussi à trois mers, à la mer Noire, au Détroit, et à la mer de Marmara. Ce rapport de Constantinople et de Stamboul étonna Constantin : mais après qu'il se fut informé exactement de la situation de Stamboul, il fut encore bien plus surpris de trouver que c'était Constantinople, qu'il n'avait pu reconnaître à cause du changement des noms. « Hélas! s'écria-t-il, j'eusse » aussi bien fait de laisser à Constantinople son pre>> mier nom de Byzance. Qui démêlera le nom de Cons» tantin dans Stamboul? Il y tire bien à sa fin.

COSME DE MÉDICIS.

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De bonne foi, vous me consolez un peu, et je me résous à prendre patience. Après tout, puisque nous n'avons pu nous dispenser de mourir, il est assez raisonnable que nos noms meurent aussi ; ils ne sont pas de meilleure condition que nous.

DES

MORTS MODERNES..

DIALOGUE PREMIER.

ANNE DE BRETAGNE, MARIE D'ANGLETERRE.

ANNE DE BRETAGNE.

ASSURÉMENT ma mort vous fit grand plaisir, Vous passâtes aussitôt la mer pour aller épouser Louis XII, et vous saisir du trône que je laissais vide. Mais vous n'en jouîtes guères, et je fus vengée de vous par votre jeu. nesse même et par votre beauté, qui vous rendaient trop aimable aux yeux du roi, et le consolaient trop aisément de ma perte, car elles hâtèrent sa mort, et vous empêchèrent d'être long-temps reine.

MARIE D'Angleterre,

Il est vrai que la royauté ne fit que se montrer à moi, et disparut en moins de rien.

ANNE DE BRETAGNE.

Et après cela vous devintes duchesse de Suffolk ? C'était une belle chute. Pour moi, grâce au ciel, j'ai eu une autre destinée. Quand Charles VIII mourut, je ne perdis point mon rang par sa mort, et j'épousai son successeur, ce qui est un exemple de bonheur fort singulier.

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