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lité si exacte à mon premier mari, que je me brûlai toute vive, plutôt que d'en prendre un second. Cependant je n'ai pu être à couvert de la médisance. Il a plu à un poète, nommé Virgile, de changer une prude aussi sévère que moi, en une jeune coquette, qui se laisse charmer de la bonne mine d'un étranger, dès le premier jour qu'elle le voit. Toute mon histoire est renversée. A la vérité, le bûcher où je fus consumée m'est demeuré; mais devinez pourquoi je m'y jette. Ce n'est plus de peur d'être obligée à un second mariage; c'est que je suis au désespoir de ce que cet étranger m'abandonne.

STRATONICE.

De bonne foi, cela peut avoir des conséquences très dangereuses. Il n'y aura plus guère de femmes qui veuillent se brûler par fidélité conjugale, si après leur mort un poète est en liberté de dire d'elles tout ce qu'il voudra. Mais peut-être votre Virgile n'a-t-il pas eu si grand tort. Peut-être a-t-il démêlé dans votre vie quelque intrigue que vous espériez qui ne serait pas connue. Que sait-on? je ne voudrais pas répondre de vous sur la foi de votre bûcher.

DIDON.

Si la galanterie que Virgile m'attribue avait quelque vraisemblance, je consentirais que l'on me soupçonnât; mais il me donne pour amant, Énée, un homme qui était mort trois cents ans avant que je fusse au monde.

STRATONICE.

Ce que vous dites là est quelque chose. Cependant Énée et vous, vous paraissiez extrêmement être le fait

l'un de l'autre. Vous aviez été tous deux contraints d'abandonner votre patrie; vous cherchiez fortune tous

deux dans des pays étrangers; il était veuf, vous étiez veuve : voilà bien des rapports. Il est vrai que vous êtes née trois cents ans après lui; mais Virgile a vu tant de raisons pour vous assortir ensemble, qu'il a cru que les trois cents années qui vous séparaient n'étaient pas une affaire.

DIDON.

Quel raisonnement est-ce là? Quoi! trois cents ans ne sont pas toujours trois cents ans, et malgré cet obstacle, deux personnes peuvent se rencontrer et s'aimer ?

STRATONICE.

Oh! c'est sur ce point que Virgile a entendu finesse. Assurément, il était homme du monde; il a voulu faire voir qu'en matière de commerces amoureux, il ne faut pas juger sur l'apparence, et que tous ceux qui en ont le moins, sont bien souvent les plus vrais.

DIDON.

J'avais bien affaire qu'il attaquât ma réputation, pour mettre ce beau mystère dans ses ouvrages.

STRATONICE.

Mais quoi! vous a-t-il tournée en ridicule? vous a-til fait dire des choses impertinentes?

DIDON.

Rien moins. Il m'a récité ici son poème, et tout le morceau où il me fait paraître est assurément divin, à la médisance près. J'y suis belle; j'y dis de très belles choses sur ma passion prétendue ; et si Virgile était obligé à me reconnaître dans l'Enéïde pour femme de bien, l'Enéïde y perdrait beaucoup.

STRATONICE.

De quoi vous plaignez-vous donc? On vous donne

une galanterie que vous n'avez pas eue: voilà un grand malheur ! Mais en récompense, on vous donne de la beauté et de l'esprit, que vous n'aviez peut-être pas.

Quelle consolation!

DIDON.

STRATONICE.

:

Je ne sais comment vous êtes faite, mais la plupart des femmes aiment mieux, ce me semble, qu'on médise un peu de leur vertu, que de leur esprit ou de leur beauté. Pour moi, j'étais de cette humeur là. Un peintre, qui était à la cour du roi de Syrie mon mari, fut mal content de moi et pour se venger, il me peignit entre les bras d'un soldat. Il exposa son tableau, et prit assitôt la fuite. Mes sujets, zélés pour ma gloire, voulaient brûler ce tableau publiquement; mais comme j'y étais peinte admirablement bien, et avec beaucoup de beauté, quoique les attitudes qu'on m'y donnait ne fussent pas avantageuses à ma vertu, je défendis qu'on le brûlât, et fis revenir le peintre à qui je pardonnai. Si vous m'en croyez, vous en userez de même à l'égard de Virgile.

DIDON.

Cela serait bon, si le premier mérite d'une femme était d'être belle, ou d'avoir de l'esprit.

STRATONICE.:

Je ne décide point quel est ce premier mérite : mais dans l'usage ordinaire, la première question qu'on fait sur une femme que l'on ne connaît point, c'est, estelle belle? la seconde, a-t-elle de l'esprit? Il arrive rarement qu'on fasse une troisième question.

DIALOGUE IV.

ANACREON, ARISTOTE.

ARISTOTE.

Je n'eusse jamais cru qu'un faiseur de chansonnettes eût osé se comparer à un philosophe d'une aussi grande réputation que moi.

ANACREON.

Vous faites sonner bien haut le nom de philosophe : mais moi, avec mes chansonnettes, je n'ai pas laissé d'être appelé le sage Anacréon; et il me semble que le titre de philosophe ne vaut pas celui de sage.

ARISTOTE.

Ceux qui vous ont donné cette qualité là, ne songeaient pas trop bien à ce qu'ils disaient. Qu'aviez-vous jamais fait pour la mériter?

ANACREON.

Je n'avais fait que boire, que chanter, qu'être amoureux; et la merveille est qu'on m'a donné le nom de sage à ce prix, au lieu qu'on ne vous a donné que celui de philosophe, qui vous a coûté des peines infinies. Car combien avez-vous passé de nuits à éplucher les questions épineuses de la dialectique? Combien avez-vous composé de gros volumes sur des matières obscures, que vous n'entendiez peut-être pas bien vous même ?

ARISTOTE.

J'avoue que vous avez pris un chemin plus commode pour parvenir à la sagesse, et qu'il fallait être bien habile, pour trouver moyen d'acquérir plus de gloire avec votre luth et votre bouteille, que les plus grands

hommes n'en ont acquis par leurs veilles et par leurs

travaux.

ANACREON.

Vous prétendez railler, mais je vous soutiens qu'il est plus difficile de boire et de chanter comme j'ai chanté et comme j'ai bu, que de philosopher comme vous avez philosophé. Pour chanter et pour boire comme moi, il faudrait avoir dégagé son âme des passions violentes, n'aspirer plus à ce qui ne dépend pas de nous, s'être disposé à prendre toujours le temps comme il viendrait : enfin il y aurait auparavant bien de petites choses à régler chez soi; et qu'il n'y ait pas grande dialectique à tout cela, on a pourtant de la peine à en venir à bout. Mais on peut à moins de frais philosopher comme vous avez fait. On n'est point obligé à se guérir, ni de l'ambition, ni de l'avarice: on se fait une entrée agréable à la cour du grand Alexandre : on s'attire des présens de cinq cent mille écus, que l'on n'emploie pas entièrement en expériences de physique, selon l'intention du donateur; et en un mot, cette sorte de philosophie mène à des choses assez opposées à la philosophie.

:

ARISTOTE.

Il faut qu'on vous ait fait ici-bas bien des médisances de moi mais après tout, l'homme n'est homme que par la raison, et rien n'est plus beau que d'apprendre aux autres comment ils s'en doivent servir à étudier la nature, et à développer toutes ces énigmes qu'elle nous propose.

ANACREON.

Voilà comme les hommes renversent l'usage de tout. La philosophie est en elle-même une chose admirable,

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