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CHAPITRE II.

Pourquoi les auteurs anciens se contredisent souvent sur le temps de la cessation des Oracles.

D'où vient donc, dira-t-on, que Lucain, au cinquième livre de la Pharsale, parle en ces termes de l'oracle de Delphes? « L'oracle de Delphes, qui a gardé >> le silence depuis que les grands ont redouté l'avenir, » et ont défendu aux dieux de parler, est la plus consi» dérable de toutes les faveurs du ciel que notre siècle a perdues. Et peu après: Appius, qui voulait savoir quelle serait la destinée de l'Italie, eut la hardiesse » d'aller interroger cette caverne depuis si long-temps » muette, et d'aller remuer ce trépied oisif depuis si long-temps. >>

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D'où vient que Juvénal dit en un endroit, puisque l'oracle ne parle plus à Delphes.

D'où vient enfin que, parmi les auteurs d'un même temps, on en trouve qui disent que l'oracle de Delphes. ne parle plus, d'autres qui disent qu'il parle encore? Et d'où vient que quelquefois un même auteur se contredit sur ce chapitre?

C'est qu'assurément les oracles n'étaient plus dans leur ancienne vogue, et qu'aussi ils n'étaient pas encore tout-à-fait ruinés. Ainsi, par rapport à ce qu'ils avaient été autrefois, ils n'étaient plus rien; et en effet, ils ne laissaient pourtant pas d'être encore quelque chose.

Il y a plus il arrivait qu'un oracle était ruiné pour un temps, et qu'ensuite il se relevait; car les oracles étaient sujets à diverses aventures, Il ne les faut pas

croire anéantis, du monfent qu'on les voit muets; ils pourront reprendre la parole.

Plutarque dit qu'anciennement un dragon, qui s'était venu loger sur le Parnasse, avait fait déserter l'oracle de Delphes; qu'on croyait communément que c'était la solitude qui y avait fait venir le dragon : mais qu'il y avait plus d'apparence que le dragon y avait causé la solitude; que depuis, la Grèce s'était remplie de villes, etc.

Vous voyez que Plutarque vous parle d'un temps assez éloigné. Ainsi l'oracle, depuis sa naissance, avait déjà été abandonné une fois; ensuite, il est sûr qu'il s'était merveilleusement bien rétabli.

Après cela, le temple de Delphes essuya diverses fortunes. Il fut pillé par un brigand descendu de Phlegios, par l'armée de Xercès, par les Phocenses, par Pyrrhus, par Néron, enfin par les chrétiens sous Constantin. Tout cela ne faisait pas de bien à l'oracle : les prêtres étaient, ou massacrés, ou dispersés; on abandonnait le lieu; les ustensiles sacrés étaient perdus : il fallait des soins, des frais et du temps pour remettre l'oracle sur pied.

Il se peut donc faire que Cicéron ait, pendant sa jeunesse, consulté l'oracle de Delphes; que pendant la guerre de César et de Pompée, et dans ce désordre général de l'univers, l'oracle ait été muet, comme le veut Lucain; qu'enfin, après la fin de cette guerre, lorsque Cicéron écrivait ses livres de philosophie, il commencât à se rétablir assez pour donner lieu à Quintus de dire qu'il était encore au monde, et assez peu pour donner lieu à Cicéron de supposer qu'il n'y était plus.

Quand Dorimaque, au rapport de Polybe, brûla les

portiques du temple de Dodone, renversa de fond en comble le lieu sacré de l'oracle, pilla ou ruina toutes les offrandes, un auteur de ce temps-là aurait bien pu dire que l'oracle de Dodonę ne parlait plus. Cela n'empêcherait pas que, dans le siècle suivant, on ne trouyat un autre auteur qui en rapporterait quelque ré

ponse.

CHAPITRE III.

Histoire de la durée de l'Oracle de Delphes, et de quelques autres Oracles.

Nous ne saurions mieux prouver, que vers le temps de la naissance de Jésus-Christ, où l'on parle tant du silence de l'oracle de Delphes, il n'avait pas cessé toutà-fait, mais était seulement interrompu, qu'en rapportant toutes les occasions différentes où l'on trouve, depuis ce temps-là, qu'il a parlé.

Suétone, dans la vie de Néron, dit que l'oracle de Delphes l'avertit qu'il se donnât de garde des soixantetreize ans ; que Néron crut qu'il ne devait mourir qu'à cet âge-là, et ne songea point au vieux Galba, qui, étant âgé de soixante-treize ans, lui ôta l'empire. Cela le persuada si bien de son bonheur, qu'ayant perdu par un naufrage des choses d'un très grand prix, il se vanta que les poissons les lui rapporteraient.

Il fallait qu'il eût reçu du même oracle de Delphes quelque réponse qui lui parût moins agréable, ou qu'il ne se contentât plus d'être destiné à vivre soixante-treize lorsqu'il ôta aux prêtres de Delphes les champs de Cirrhe pour les donner à des soldats; qu'il enleva du

ans,

temple plus de 500 statues, soit d'hommes, soit de dieux, toutes de bronze; et que, pour profaner ou pour abolir à jamais l'oracle, il fit égorger des hommes à l'ouverture de la caverne sacrée, d'où sortait l'esprit divin.

Que l'oracle, après une telle aventure, ait été muet jusqu'au temps de Domitien, en sorte que Juvénal ait pu dire alors que Delphes ne parlait plus, cela est merveilleux.

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Cependant il ne faut pas qu'il ait été tout-à-fait muet depuis Néron jusqu'à Domitien; car voici comme parle Philostrate, dans la vie d'Apollonius de Tyane, qui a vu Domitien : « Apollonius visita tous les oracles de la Grèce, et celui de Dodone, et celui de Delphes, et >> celui d'Amphiaraüs, etc. » Ailleurs il parle encore ainsi : « Vous pouvez voir Apollon de Delphes, illustre » par les oracles qu'il rend au milieu de la Grèce. Il répond à ceux qui le consultent, comme vous le sa» vez vous-même, en peu de paroles, et sans accompagner sa réponse de prodiges, quoiqu'il lui fût fort » aisé de faire trembler le Parnasse, d'arrêter la course » du Céphyse, et de changer les eaux de Castalie en vin. Il vous dit simplement la vérité, et ne s'amuse point à faire une montre inutile de son pouvoir. » Il est assez plaisant que Philostrate prétende faire valoir son Apollon, parce qu'il n'était pas grand faiseur de miracles. Il pourrait y avoir en cet endroit-là quelque venin contre les chrétiens.

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Nous avons vu comment, du temps de Plutarque, qui vivait sous Trajan, cet oracle était encore sur pied, quoique réduit à une seule prêtresse, après en avoir eu deux ou trois. Sous Adrien, Dion Chry

sostôme dit qu'il consulta l'oracle de Delphes, et il en rapporta une réponse qui lui parut assez embarrassée, et qui l'est effectivement.

Sous les Antonins, Lucien dit qu'un prêtre de Tyane alla demander à ce faux prophète Alexandre, si les oracles, qui se rendaient alors à Didyme, à Claros et à Delphes, étaient véritablement des réponses d'Apollon, ou des impostures. Alexandre eut des égards pour ces oracles qui étaient de la nature du sien, et répondit aux prêtres qu'il n'était pas permis de savoir cela. Mais quand cet habile prêtre demanda ce qu'il serait après sa mort, on lui répondit hardiment : « Tu >> seras chameau, puis cheval, puis philosophe, puis prophète aussi grand qu'Alexandre. »

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Après les Antonins, trois empereurs se disputèrent l'empire, Severus Septimus, Pescennius Niger, Clodius Albinus. « On consulta Delphes, dit Spartien, >> pour savoir lequel des trois la république devait » souhaiter; et l'oracle répondit en un vers : le noir » est le meilleur, l'africain est bon, le blanc est le pire. » Par le noir, on entendait Pescennius Niger, par l'africain Sévère, qui était d'Afrique, et par le blanc, Clodius Albinus. On demanda ensuite qui demeurerait le maître de l'empire; et il fut répondu : On versera le sang du blanc et du noir, l'africain gouvernera le monde. » On demande encore combien de temps il gouvernerait, et il fut répondu : « Il mon» tera sur la mer d'Italie avec vingt vaisseaux, si cepen» dant un vaisseau peut traverser la mer; » par où l'on entendit que Sévère régnerait vingt ans. Il est vrai que l'oracle se réservait une restriction obscure pour se pouvoir sauver en cas de besoin; mais enfin, dans le

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