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passer de savoir les noms de ceux qui le consultaient. Mais nous n'en sommes pas là présentement; c'est assez d'avoir fait voir comment on pouvait répondre, nonseulement à des billets cachetés, mais à de simples pensées. Il est vrai qu'on ne pouvait pas répondre aux pensées de tout le monde, et que ce que le prêtre de Claros faisait pour Germanicus, il ne l'eût pas pu faire pour un simple bourgeois de Rome.

CHAPITRE XV.

Des Oracles en songes.

Le nombre est fort grand des oracles qui se rendaient par songes. Cette manière avait plus de merveilleux qu'aucune autre, et avec cela, elle n'était pas fort difficile dans la pratique.

Le plus fameux de tous ces oracles était celui de Trophonius, dans la Béotie. Trophonius n'était qu'un simple héros; mais ses oracles se rendaient avec plus de cérémonies que ceux d'aucun dieu. Pausanias, qui avait été lui-même le consulter, et qui avait passé par toutes ces cérémonies, nous en a laissé une description fort ample, dont je crois qu'on sera bien aise de trouver ici un abrégé exact.

Avant que de descendre dans l'antre de Trophonius, il fallait passer un certain nombre de jours dans une espèce de petite chapelle, qu'on appelait de la BonneFortune et du Bon - Génie. Pendant ce temps, on recevait des expiations de toutes les sortes: on s'abs tenaient d'eaux chaudes; on se lavait souvent dans le fleuve Hircinas, on sacrifiait à Trophonius et à toute sa famille, à Apollon, à Jupiter, surnommé roi,

à Saturne, à Junon, à une Cérès-Europe, qui avait été nourrice de Trophonius, et on ne vivait que des chairs sacrifiées. Les prêtres apparemment ne vivaient aussi d'autre chose. Il fallait consulter les entrailles de toutes ces victimes, pour voir si Trophonius trouvait bon que l'on descendît dans son antre: mais quand elles auraient été toutes les plus heureuses du monde, ce n'était encore rien; les entrailles qui décidaient étaient celles d'un certain bélier qu'on immolait en dernier lieu. Si elles étaient favorables, on vous menait la nuit au fleuve Hirciņas. Là, deux jeunes enfans, de douze ou treize ans, vous frottaient tout le corps d'huile. Ensuite, on vous conduisait jusqu'à la source du fleuve, et on vous y faisait boire de deux sortes d'eaux, celles de Léthé, qui effaçaient de votre esprit toutes les pensées profanes qui vous avaient occupé auparavant, et celles de Mnemosyne, qui avaient la vertu de vous faire retenir tout ce que vous deviez voir dans l'antre sacré.

Après tous ces préparatifs, on vous faisait voir la statue de Trophonius à qui vous faisiez vos prières : on vous équipait d'une tunique de lin; on vous mettait de certaines bandelettes sacrées, et enfin vous alliez à l'oracle.

L'oracle était sur une montagne, dans une enceinte faite de pierres blanches, sur laquelle s'élevaient des obélisques d'airain. Dans cette enceinte était une caverne, de la figure d'un four, taillée de main d'homme. Là s'ouvrait un trou assez étroit, où l'on ne descendait point par des degrés, mais par de petites échelles. Quand on y était descendu, on trouvait une autre petite caverne, dont l'entrée était assez étroite. On se couchait à terre : on prenait dans chaque main de certai

nes compositions de miel, qu'il fallait nécessairement porter; on passait les pieds dans l'ouverture de la petite caverne, et aussitôt on se sentait emporté au dedans avec beaucoup de force et de vitesse.

C'était là que l'avenir se déclarait, mais non pas à tous d'une même manière. Les uns voyaient, les autres entendaient. Vous sortiez de l'antre, couché par terre comme vous y étiez entré, et les pieds les premiers. Aussitôt on vous mettait dans la chaise de Mnémosyne, où l'on vous demandait ce que vous aviez vu ou entendu. De là, on vous ramenait dans cette chapelle du Bon-Génie, encore tout étourdi et tout hors de vous. Vous repreniez vos sens peu à peu, et vous recommenciez à pouvoir rire; car jusques-là la grandeur des mystères et la divinité dont vous étiez rempli, vous en avaient bien empêché. Pour moi, il me semble qu'on n'eût pas dû attendre si tard à rire.

Pausanias nous dit qu'il n'y a jamais eu qu'un homme qui soit entré dans l'antre de Trophonius, et qui n'en soit pas sorti. C'était un certain espion, que Démétrius y envoya pour voir s'il n'y avait pas dans ce lieu saint quelque chose qui fût bon à piller. On trouva loin de là le corps de ce malheureux, qui n'avait point été jeté dehors par l'ouverture sacrée de l'antre.

Il ne nous est que trop aisé de faire nos réflexions sur tout cela. Quel loisir n'avaient pas les prêtres, pendant tous ces différens sacrifices qu'ils faisaient faire, d'examiner si on était propre à être envoyé dans l'antre! Car assurément Trophonius choisissait ses gens, et ne recevait pas tout le monde. Combien toutes ces ablutions, et ces expiations, et ces voyages nocturnes, et ces passages dans des cavernes étroites et obscures,

remplissaient-elles l'esprit de superstition, de frayeur et de crainte? Combien de machines pouvaient jouer dans ces ténèbres? L'histoire de l'espion de Démétrius nous apprend qu'il n'y avait pas de sûreté dans l'antre pour ceux qui n'y apportaient pas de bonnes intentions; et de plus, qu'outre l'ouverture sacrée qui était connue de tout le monde, l'antre en avait une secrète qui n'était connue que des prêtres. Quand on s'y sentait entraîné par les pieds, les pieds, on était sans doute tiré par des cordes, et on n'avait garde de s'en apercevoir en y portant les mains, puisqu'elles étaient embarrassées de ces compositions de miel qu'il ne fallait pas lâcher. Ces cavernes pouvaient être pleines de parfums et d'odeurs qui troublaient le cerveau; ces eaux de Léthé et de Mnemosyne pouvaient aussi être préparées pour le même effet. Je ne dis rien des spectacles et des bruits dont on pouvait être épouvanté; et quand on sortait de là tout hors de soi, on disait ce qu'on avait vu ou entendu, à des gens qui, profitant de ce désordre, le recueillaient comme il leur plaisait, y changeaient ce qu'ils voulaient, ou enfin en étaient toujours les interprètes.

Ajoutez à tout cela, que de ces oracles qui se rendaient par songes, il y en avait auxquels il fallait se préparer par des jeûnes, comme celui d'Amphiaraüs (Philostrate, liv. 2 de la vie d'Apollonius) dans l'Attique; que si vos songes ne pouvaient pas recevoir quelque interprétation apparente, on vous faisait dormir dans le temple sur nouveaux frais; que l'on ne manquait jamais de vous remplir l'esprit d'idées propres à vous faire avoir des songes, où il entrât des dieux et des choses extraordinaires; et qu'on vous faisait dormir le

plus souvent sur des peaux de victimes, qui pouvaient avoir été frottées de quelque drogue qui fit son effet sur le cerveau.

Quand c'étaient les prêtres qui, en dormant sur les billets cachetés, avaient eux-mêmes les songes prophétiques, il est clair, que la chose est encore plus aisée à expliquer. En vérité, il y avait du superflu dans les soins que prenaient les prêtres païens pour cacher leurs impostures. Si on était assez crédule et assez stupide pour se contenter de leurs songes, et pour y ajouter foi, il n'était pas besoin qu'ils laissassent aux autres la liberté d'en avoir; ils pouvaient se réserver ce droit à eux seuls, sans qu'on y eût trouvé à redire. De la manière dont ces peuples étaient faits, c'était leur faire trop d'honneur que de les fourber avec quelque précaution et quelque adresse.

Croira-t-on bien qu'il y avait dans l'Achaïe un oracle de Mercure qui se rendait de cette sorte? Après beaucoup de cérémonies, on parle au dieu à l'oreille, et on lui demande ce qu'on veut. Ensuite on se bouche les oreilles avec les mains; on sort du temple, et les premières paroles qu'on entend au sortir de là, c'est la réponse du dieu. Encore, afin qu'il fût plus aisé de faire entendre, sans être aperçu, telles paroles qu'on voudrait, cet oracle ne se rendait que le soir.

CHAPITRE XVI.

Ambiguité des Oracles.

Un des plus grands secrets des oracles, et une des choses qui marquent autant que les hommes s'en mêlaient,

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