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ni de faire son personnage comme les autres dans les fêtes publiques; cependant le peuple lui fit son procès sur les sentimens particuliers qu'on lui imputait en matière de religion, et qu'il fallait presque deviner en lui, parce qu'il ne s'en était jamais expliqué ouvertement. Le peuple entrait donc en connaissance de ce qui se traitait dans les écoles de philosophie; et comment souffrait-il qu'on y soutînt hautement tant d'opinions contraires au culte établi, et souvent à l'existence même des dieux? Du moins, il savait parfaitement ce qui se jouait sur les théâtres. Ces spectacles étaient faits pour lui, et il est sûr que jamais les dieux n'ont été traités avec moins de respect que dans les comédies d'Aristophane. Mercure, dans le Plutus, vient se plaindre de ce qu'on a rendu la vue au dieu des richesses, qui auparavant était aveugle; et de ce que Plutus, commençant à favoriser également tout le monde, les autres dieux à qui on ne fait plus de sacrifices pour avoir du bien, meurent tous de faim. Il pousse la chose jusqu'à demander un emploi, quel qu'il soit, dans une maison bourgeoise, pour avoir du moins de quoi manger. Les Oiseaux d'Aristophane sont encore bien libres. Toute la pièce roule sur ce qu'une certaine ville des oiseaux, que l'on a dessein de bâtir dans les airs, interromprait le commerce qui est entre les dieux et les hommes, rendrait les oiseaux maîtres de tout, et réduirait les dieux à la dernière misère. Je vous laisse à juger si tout cela est bien dévot. Ce fut pourtant ce même Aristophane qui commença à exciter le peuple contre la prétendue impiété de Socrate. Il y a là je ne sais quoi d'inconcevable qui se trouve souvent dans les affaires du monde.

Il est toujours constant par ces exemples, et il le serait encore par une infinité d'autres, s'il en était besoin, que le peuple était quelquefois d'humeur à écouter des plaisanteries sur sa religion. Il en pratiquait les cérémonies seulement pour se délivrer des inquiétudes qu'il eût pu avoir en ne les pratiquant pas ; mais, au fond, il ne paraît pas qu'il y eût trop de foi. A l'égard des oracles, il en usait de même. Le plus souvent, il les consultait pour n'avoir plus à les consulter; et s'ils ne s'accommodaient pas à ses desseins, il ne se gênait pas beaucoup pour leur obéir. Ainsi, ce n'était peut-être pas une chose si constante, même parmi le peuple, que les oracles fussent rendus par des divinités.

Après cela, il serait fort inutile de rapporter des histoires de grands capitaines, qui ne se sont pas fait une affaire de passer par-dessus des oracles ou des auspices. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que cela s'est pratiqué même dans les premiers siècles de la république romaine, dans ces temps d'une heureuse grossièreté, où l'on était si scrupuleusement attaché à la religion, et où, comme dit Tite-Live, dans l'endroit même que nous allons citer de lui, on ne connaissait point encore cette philosophie qui apprend à mépriser les dieux. Papirius faisait la guerre aux Samnites; et dans les conjonctures où l'on était, l'armée romaine souhaitait, avec une extrême ardeur, que l'on en vînt à un combat. Il fallut auparavant consulter les poulets sacrés ; et l'envie de combattre était si générale, que, quoique les poulets ne mangeassent point quand on les mit hors de la cage, ceux qui avaient soin d'observer l'auspice, ne laissèrent pas de rapporter au consul qu'ils avaient fort bien mangé. Sur cela, le consul pro

met en même temps à ses soldats et la bataille et la victoire. Cependant il y eut contestation entre les gardes des poulets sur cet. auspice, qu'on avait rapporté à faux. Le bruit en vint jusqu'à Papirius, qui dit qu'on lui avait rapporté un auspice favorable, et qu'il s'en tenait là; que si on ne lui avait pas dit la vérité, c'était l'affaire de ceux qui prenaient les auspices, et que tout le mal devait tomber sur leur tête. Aussitôt il ordonna qu'on mit ces malheureux aux premiers rangs; et avant que l'on n'eût encore donné le signal de la bataille, un trait partit sans que l'on sût de quel côté, et alla percer le garde des poulets, qui avait rapporté l'auspice à fatix. Dès que le consul sut cette nouvelle, il s'écria : « Les dieux sont ici présens, le criminel est puni ; ils ont déchargé toute leur colère sur celui qui » la méritait nous n'avons plus que des sujets d'espé»rances. » Aussitôt il fit donner le signal, et il remporta une victoire entière sur les Samnites.

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Il y a bien de l'apparence que les dieux eurent moins de part que Papirius à la mort de ce pauvre garde des poulets, et que le général en voulut tirer un sujet de rassurer les soldats que le faux auspice pouvait avoir ébranlés. Les Romains savaient déjà de ces sortes de tours dans le temps de leur plus grande simplicité.

Il faut donc avouer que nous aurions grand tort de croire les auspices ou les oracles plus miraculeux que les païens ne les croyaient eux-mêmes. Si nous n'en sommes pas aussi désabusés que quelques philosophes et quelques généraux d'armées, soyons-le du moins autant que le peuple l'était quelquefois.

Mais tous les païens méprisaient-ils les oracles? Non, sans doute. Eh bien! quelques particuliers qui n'y ont

point eu d'égard, suffisent-ils pour les décréditer entièrement? A l'autorité de ceux qui n'y croyaient pas, il ne faut qu'opposer l'autorité de ceux qui y croyaient.

Ces deux autorités ne sont pas égales. Le témoignage de ceux qui croient une chose déjà établie, n'a point de force pour l'appuyer; mais le témoignage de ceux qui ne la croient pas, a de la force pour la détruire. Ceux qui croient, peuvent n'être pas instruits des raisons de ne point croire; mais il ne se peut guère que ceux qui ne croient point, ne soient point instruits des raisons de croire.

C'est tout le contraire quand la chose s'établit : le témoignage de ceux qui la croient, est de soi-même plus fort que celui de ceux qui ne la croient point; car naturellement ceux qui la croient, doivent l'avoir examinée, et ceux qui ne la croient point, peuvent ne l'avoir pas fait.

Je ne veux pas dire que dans l'un ni dans l'autre cas, l'autorité de ceux qui croient ou ne croient point, soit de décision; je veux dire seulement, que si on n'a point d'égard aux raisons sur lesquelles les deux partis se fondent, l'autorité des uns est tantôt plus recevable, tantôt celle des autres. Cela vient, en général, de ce que pour quitter une opinion commune, ou pour en recevoir une nouvelle, il faut faire quelque usage de sa raison, bon ou mauvais; mais il n'est point besoin d'en faire aucun pour rejeter une opinion nouvelle, ou pour eu prendre une qui est commune. Il faut des forces pour résister au torrent, mais il n'en faut point pour le suivre.

Et il n'importe sur le fait des oracles que parmi ceux qui y croyaient quelque chose de divin et de surnatu

rel, il se trouve des philosophes d'un grand nom, tels que les stoïciens. Quand les philosophes s'entêtent une fois d'un préjugé, ils sont plus incurables que le peuple même, parce qu'ils s'entêtent également et du préjugé et des fausses raisons dont ils le soutiennent. Les stoïciens en particulier, malgré le faste de leur secte, avaient des opinions qui font pitié. Comment n'eussent-ils pas cru aux oracles? Ils croyaient bien aux songes. Le grand Chrysippe ne retranchait de sa créance aucun des points qui entraient dans celle de la moindre femmelette.

CHAPITRE IX.

Que les anciens Chrétiens eux-mêmes n'ont pas trop cru que les Oracles. fussent rendus par les Démons.

Quoiqu'il paraisse que les chrétiens savans des premiers siècles aimassent assez à dire que les oracles étaient rendus par les démons, ils ne laissaient pas de reprocher aux païens, qu'ils étaient joués par leurs prêtres. Il fallait que la chose fût bien vraie, puisqu'ils la publiaient aux dépens de ce système des démons, qu'ils croyaient leur être si favorable.

Voici comment parle Clément Alexandrin, au troisième livre des Tapisseries : « Vante-nous, si tu veux, » ces oracles remplis de folie et d'impertinence, ceux » de Claros, d'Apollon Pythien, de Dydime, d'Amphi» locus: tu peux encore y ajouter les augures, et les >>.interprètes des songes et des prodiges. Fais-nous pa» raître aussi devant l'Apollon Pythien, ces gens qui » devinaient par la farine ou par l'orge, et ceux qui

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