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confiance en ses propres forces, l'opinion de son mérite, l'envie d'avoir toujours la préférence; mais qu'il tient de sa mère cette indigence qui fait qu'il demande toujours, cette importunité avec laquelle il demandait, cette timidité qui l'empêche quelquefois d'oser demander, cette disposition qu'il a à la servitude, et cette crainte d'être méprisé qu'il ne peut jamais perdre. Voilà, à mon sens, une des plus jolies fables qui se soient jamais faites. Il est plaisant que Platon en fit quelquefois d'aussi galantes et d'aussi agréables qu'avait pu faire Anacréon lui-même, et quelquefois aussi ne raisonnât pas plus solidement que n'aurait fait Anacréon. Cette origine de l'Amour explique parfaitement bien toutes les bizarreries de sa nature; mais aussi on ne sait plus ce que c'est que les démons, du moment que l'Amour en est un. Il n'y a pas d'apparence que Platon ait entendu cela dans un sens naturel et philosophique, ni qu'il ait voulu dire que l'Amour fût un être hors de nous, qui habitât les airs. Assurément il l'a entendu dans un sens galant, et alors il me semble qu'il nous permet de croire que tous ses démons sont de la même espèce que l'Amour ; et puisqu'il mêle de gaieté de cœur des fables dans son système, il ne se soucie pas beaucoup que le reste de son système passe pour fabuleux. Jusqu'ici, nous n'avons fait que répondre aux raisons qui ont fait croire que les oracles avaient quelque chose de surnaturel; commençons présentement à attaquer cette opinion.

CHAPITRE VII.

Que de grandes sectes de philosophes Païens n'ont point cru qu'il y eût rien de surnaturel dans les Oracles.

Si au milieu de la Grèce même, où tout retentissait d'oracles, nous avions soutenu que ce n'étaient que des impostures, nous n'aurions étonné personne par la hardiesse de ce paradoxe, et nous n'aurions point eu besoin de prendre des mesures pour le débiter secrètement. La philosophie s'était partagée sur le fait des oracles; les platoniciens et les stoïciens tenaient leur parti: mais les cyniques, les péripatiticiens et les épicuriens s'en moquaient hautement. Ce qu'il y avait de miraculeux dans les oracles, ne l'était pas tant que la moitié des savans de la Grèce ne fussent encore en liberté de n'en rien croire, et cela malgré le préjugé commun à tous les Grecs, qui mérite d'être compté pour quelque chose.

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Eusèbe, liv. 4 de la Prép. évang., nous dit que six cents personnes d'entre les païens avaient écrit contre les oracles mais je crois qu'un certain ŒEnomaüs, dont il nous parle, et dont il nous a conservé quelques fragmens, est un de ceux dont les ouvrages méritent le plus d'être regrettés.

Il Ꭹ a plaisir à voir, dans ses fragmens qui nous restent, cet OEnomaüs, plein de la liberté cynique, argumenter sur chaque oracle contre le Dieu qui l'a rendu, et le prendre lui-même à partie. Voici, par exemple, comment il traite le dieu de Delphes, sur ce qu'il avait répondu à Crésus :

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Crésus, en passant le fleuve Halis, renversera un grand empire.

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En effet, Crésus, en passant le fleuve Halis, attaqua Cyrus, qui, comme tout le monde sait, vint fondre sur lui, et le dépouilla de tous ses états.

« Tu t'étais vanté dans un autre oracle rendu à Cré >> sus, dit OEnomaüs à Apollon, que tu savais le nom>> bre des grains de sable: tu t'étais bien fait valoir sur » ce que tu voyais de Delphes cette tortue que Crésus >> faisait cuire en Lydie dans le même moment. Voilà » de belles connaissances pour en être si fier! Quand on » te vient consulter sur le succès qu'aura la guerre de » Crésus et de Cyrus, tu demeures court; car si tu lis dans l'avenir ce qui en arrivera, pourquoi te sers-tu » de façons de parler qu'on ne peut entendre? Ne sais-tu point qu'on ne les entendra pas ? Si tu le sais, tu te plais donc à te jouer de nous? Si tu ne le sais point, apprends de nous qu'il faut parler plus clairement, et qu'on ne t'entend point. Je te dirai même, que si tu

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>> as voulu te servir d'équivoques, le mot grec par lequel tu exprimes que Crésus renversera un grand empire, n'est pas bien choisi, et qu'il ne peut signi» fier que la victoire de Crésus sur Cyrus. S'il faut né>> cessairement que les choses arrivent, pourquoi nous » amuser avec tes ambiguités? Que fais-tu à Delphes, malheureux, occupé, comme tu es, à nous chanter » des prophéties inutiles? Pourquoi tous ces sacrifices » que nous te faisons? Quel fureur nous possède ! !» Mais OEnomaüs est encore de plus mauvaise humeur sur cet oracle que rendit Apollon aux Athéniens, lorsque Xercès fondit sur la Grèce avec toutes les forces de l'Asie. La Pythie leur donna pour réponse, que Mi

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nerve, protectrice d'Athènes, tâchait en vain, par toutes sortes de moyens, d'apaiser la colère de Jupiter; que cependant Jupiter, en faveur de sa fille, voulait bien souffrir que les Athéniens se sauvassent dans des murailles de bois, et que Salamine verrait la perte de beaucoup d'enfans chers à leurs mères, soit quand Cérès serait dispersée, soit quand elle serait ramassée.

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Sur cela OEnomaüs perd entièrement le respect pour le dieu de Delphes. « Ce combat du père et de la fille, dit-il, sied bien à des dieux; il est beau qu'il y ait » dans le ciel des inclinations et des intérêts contraires. Jupiter est courroucé contre Athènes, il a fait venir » contre elle toutes les forces de l'Asie; mais s'il n'a » pas pu la ruiner autrement, s'il n'avait plus de foudres, s'il a été réduit à emprunter des forces étrangères, comment a-t-il eu le pouvoir de faire venir » contre cette ville toutes les forces de l'Asie? Après » cela cependant il permet qu'on se sauve dans des » murailles de bois; sur qui donc tombera sa colère? » Sur des pierres? Beau devin, tu ne sais point à qui >> seront ces enfans dont Salamine verra la perte, s'ils » seront Grecs ou Perses; il faut bien qu'ils soient de » l'une ou de l'autre armée : mais ne sais-tu point du » moins qu'on verra que tu ne le sais point? Tu caches » le temps de la bataille sous ces belles expressions poétiques, soit quand Cérès sera dispersée, soit quand elle » sera ramassée; tu veux nous éblouir par ce langage » : pompeux mais ne sait-on pas bien qu'il faut qu'une

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» bataille navale se donne au temps des semailles ou de » la moisson? Apparemment ce ne sera pas en hiver. Quoi qu'il arrive, tu te tireras d'affaire par le moyen >> de ce Jupiter que Minerve tâche d'apaiser. Si les Grecs

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TOM. III.

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perdent la bataille, Jupiter a été inexorable; s'ils la » gagnent, Jupiter s'est enfin laissé fléchir. Tu dis,

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Apollon, qu'on fuie dans des murs de bois; tu conseilles, tu ne devines pas. Moi qui ne sais point de» viner, j'en eusse bien dit autant; j'eusse bien jugé » que l'effet de la guerre serait tombé sur Athènes ; et >> que puisque les Athéniens avaient des vaisseaux, le >> meilleur pour eux était d'abandonner leur ville, et » de se mettre tous sur la mer. »

Telle était la vénération que de grandes sectes de philosophes avaient pour les oracles, et pour les dieux mêmes qu'on en croyait auteurs. Il est assez plaisant que toute la religion païenne ne fût qu'un problême de philosophie. Les dieux prennent-ils soin des affaires des hommes? n'en prennent-ils pas soin? Cela est essentiel; il s'agit de savoir si on les adorera, ou si on les laissera là sans aucun culte : tous les peuples ont déjà pris le parti d'adorer; on ne voit de tous côtés que temples, que sacrifices; cependant une grande secte de philosophes soutient publiquement que ces sacrifices, ces temples, ces adorations, sont autant de choses inutiles, et que les dieux, loin de s'y plaire, n'en ont aucune connaissance. Il n'y a point de Grec qui n'aille consulter les oracles sur ses affaires; mais cela n'empêche pas que dans trois grandes écoles de philosophie, on ne traite hautement les oracles d'impostures.

Qu'il me soit permis de pousser un peu plus loin cette réflexion; elle pourra servir à faire entendre ce que c'était que la religion chez les païens. Les Grecs, en général, avaient extrêmement de l'esprit; mais ils étaient fort légers, curieux, inquiets, incapables de se modérer sur rien, et, pour dire tout ce que j'en pense, ils

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