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Et vous ne manquerez pas, dit la marquise, à faire habiter ces quatre lunes, quoique ce ne soient que de petites planètes subalternes, destinées seulement à en éclairer une autre pendant ses nuits? N'en doutez nullement, répondis-je; ces planètes n'en sont pas moins dignes d'être habitées, pour avoir le malheur d'être asservies à tourner autour d'une autre plus importante.

que

Je voudrais donc, reprit-elle, que les habitans des quatre lunes de Jupiter fussent comme des colonies de Jupiter; qu'elles eussent reçu de lui, s'il était possible, leurs lois et leurs coutumes; que par conséquent elles lui rendissent quelque sorte d'hommage, et ne regardassent la grande planète qu'avec respect. Ne faudrait-il point aussi, lui dis-je, que les quatre lunes envoyassent, de temps en temps, des députés dans Jupiter, pour lui prêter serment de fidélité? Pour moi, je vous avoue que le peu de supériorité que nous avons sur les gens de notre lune, me fait douter que Jupiter en ait beaucoup sur les habitans des siennes ; et je crois l'avantage auquel il puisse le plus raisonnablement prétendre, c'est de leur faire peur. Par exemple, dans celle qui est la plus proche de lui, ils le voient seize cent fois plus grand que notre lune ne nous paraît. Quelle monstrueuse planète suspendue sur leurs têtes! En vérité, si les Gaulois craignaient anciennement que le ciel ne tombât sur eux, et ne les écrasât, les habitans de cette lune auraient bien plus de sujet de craindre une chute de Jupiter. C'est peut-être là aussi la frayeur qu'ils ont, dit-elle, au lieu de celle des éclipses dont vous m'avez assurée qu'ils sont exempts, et qu'il faut bien remplacer par quelque autre sottise. Il le faut de nécessité absolue, répondis-je. L'inventeur du troi

sième système dont je vous parlais l'autre jour, le célèbre Tycho-Brahé, un des plus grands astronomes qui furent jamais, n'avait garde de craindre les éclipses, comme le vulgaire les craint; il passait sa vie avec elles. Mais croiriez-vous bien ce qu'il craignait en leur place? Si, en sortant de son logis, la première personne qu'il rencontrait était une vieille, si un lièvre traversait son chemin, Tycho-Brahé croyait que la journée devait être malheureuse, et retournait promptement se renfermer chez lui, sans oser commencer la moindre chose.

Il ne serait pas juste, reprit-elle, après que cet homme-là n'a pu se délivrer impunément de la crainte des éclipses, que les habitans de cette lune de Jupiter, dont nous parlions, en fussent quittes à meilleur marché. Nous ne leur ferons pas de quartier : ils subiront la loi commune; et s'ils sont exempts d'une erreur, ils donneront dans quelque autre; mais comme je ne me pique pas de la pouvoir deviner; éclaircissez-moi, je vous prie, une autre difficulté qui m'occupe depuis quelques momens. Si la terre est si petite, à l'égard de Jupiter, Jupiter nous voit-il? Je crains que nous ne lui soyons inconnus.

De bonne foi, je crois que cela est ainsi, répondis-je. Il faudrait qu'il vit la terre cent fois plus petite que nous ne la voyons. C'est trop peu, il ne la voit point. Voici seulement ce que nous pouvons croire de meilleur pour nous. Il y aura dans Jupiter des astronomes, qui, après avoir bien pris de la peine à composer des lunettes excellentes, après avoir choisi les plus belles nuits pour observer, auront enfin découvert dans les cieux une très petite planète qu'ils n'avaient jamais

vue. D'abord le Journal des savans de ce pays là en parle le peuple de Jupiter, ou n'en entend point parler, ou n'en fait que rire; les philosophes, dont cela détruit les opinions, forment le dessein de n'en rien croire; il n'y a que les gens très raisonnables qui en veulent bien douter. On observe encore : on revoit la petite planètes on s'assure bien que ce n'est point une vision; on commence même à soupçonner qu'elle a un mouvement autour du soleil: on trouve au bout de mille observations que ce mouvement est d'une année; et enfin, grâce à toutes les peines que se donnent les savans, on sait dans Jupiter que notre terre est au monde. Les curieux vont la voir au bout d'une lunette, et la vue à peine peut-elle encore l'attraper.

Si ce n'était, dit la marquise, qu'il n'est point trop agréable de savoir qu'on ne nous peut découvrir de dedans Jupiter qu'avec des lunettes d'approche, je me représenterais avec plaisir ces lunettes de Jupiter, dressées vers nous, comme les nôtres le sont vers lui, et cette curiosité mutuelle avec laquelle les planètes s'entreconsidèrent, et demandent l'une de l'autre : Quel monde est-ce là? quels gens l'habitent ?

Cela ne va pas si vite que vous pensez, répliquai-je. Quand on verrait notre terre de dedans Jupiter, quand on l'y connaîtrait, notre terre ce n'est pas nous : on n'a pas le moindre soupçon qu'elle puisse être habitée. Si quelqu'un vient à se l'imaginer, Dieu sait comme tout Jupiter se moque de lui. Peut-être même sommesnous cause qu'on y a fait le procès à des philosophes qui ont voulu soutenir que nous étions. Cependant, je croirais plus volontiers que les habitans de Jupiter sont assez occupés à faire des découvertes sur leur planète,

pour ne songer point du tout à nous. Elle est si grande, que s'ils naviguent, assurément leurs Christophe Colomb ne sauraient manquer d'emploi. Il faut que les peuples de ce monde là ne connaissent pas seulement de réputation la centième partie des autres peuples; au lieu que dans Mercure, qui est fort petit, il sont tous voisins les uns des autres; ils vivent familièrement ensemble et ne comptent que pour une promenade de faire le tour de leur monde. Si on ne nous voit point dans Jupiter, vous jugez bien qu'on y voit encore moins Vénus, qui est plus éloignée de lui, et encore moins Mercure, qui est et plus petit et plus éloigné. En récompense, ses habitans voient leurs quatre lunes, et Saturne avec les siennes, et Mars. Voilà assez de planètes pour embarrasser ceux d'entre eux qui sont astronomes; la nature a eu la bonté de leur cacher ce qui en reste dans l'univers.

Quoi, dit la marquise, vous comptez cela pour une grâce? Sans doute, répondis-je : il y a dans tout ce grand tourbillon seize planètes. La nature, qui veut nous épargner la peine d'étudier tous leurs mouvemens, ne nous en montre que sept: n'est-ce pas là une assez grande faveur? Mais nous, qui n'en sentons pas le prix, nous faisons si bien, que nous attrapons les neuf autres qui avaient été cachées; aussi en sommes-nous punis par les grands travaux que l'astronomie demande présente

ment.

Je vois, reprit-elle, par ce nombre de seize planètes, qu'il faut que Saturne ait cinq lunes. Il les a aussi, répliquai-je, et avec d'autant plus de justice, que comme il tourne en trente ans autour du soleil, il a des pays où la nuit dure quinze ans, par la même raison que sur

la terre, qui tourne en un an, il y a des nuits de six mois sous les pôles. Mais Saturne étant deux fois plus éloigné du soleil que Jupiter, et par conséquent dix fois plus que nous, ses cinq lunes, si faiblement éclairées, lui donneraient-elles assez de lumière pendant ses nuits? Non, il a encore une ressource singulière et unique dans tout l'univers connu. C'est un grand cercle ou un grand anneau assez large qui l'environne, et qui, étant assez élevé pour être presque entièrement hors de l'ombre du corps de cette planète, réfléchit la lumière du soleil dans des lieux qui ne le voient point, et la réfléchit de plus près, et avec plus de force que toutes les cinq lunes, parce qu'il est moins élevé que la plus

basse.

En vérité, dit la marquise, de l'air d'une personne qui rentrait en elle-même avec étonnement, tout cela est d'un grand ordre; il paraît bien que la nature a eu en vue les besoins de quelques êtres vivans, et que la distribution des lunes n'a pas été faite au hasard. Il n'en est tombé en partage qu'aux planètes éloignées du soleil, à la terre, à Jupiter, à Saturne; car ce n'était pas la peine d'en donner à Vénus et à Mercure, qui ne reçoivent que trop de lumière, dont les nuits sont fort courtes, et qui les comptent apparemment pour de plus grands bienfaits de la nature que leurs jours mêmes. Mais attendez, il me semble que Mars, qui est encore plus éloigné du soleil que la terre, n'a point de lune. On ne peut pas vous le dissimuler, répondis-je; il n'en a point, et il faut qu'il ait pour ses nuits des ressources, que nous ne savons pas. Vous avez vu des phosphores, de ces matières liquides ou sèches, qui, en recevant la lumière du soleil, s'en imbibent et s'en pénètrent,

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