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parlé mais conservons -le plutôt, s'il se peut : j'ai pris pour eux une inclinalion que j'aurais de la peine à perdre. Je ne laisserai donc pas la lune déserte, repris-je, repeuplons-la, pour vous faire plaisir. A la vérité, puisque l'apparence des taches de la lune ne change point, on ne peut pas croire qu'elle ait des nuages autour d'elle, qui ombragent, tantôt une partie, tantôt une autre; mais ce n'est pas à dire qu'elle ne pousse point hors d'elle de vapeurs ni d'exhalaisons. Nos nuages, que nous voyons portés en l'air, ne sont que des exhalaisons et des vapeurs, qui, au sortir de la terre, étaient séparées en trop petites parties pour pouvoir être vues, et qui ont rencontré un peu plus haut un froid qui les a resserrées et rendues visibles, par la réunion de leurs parties; après quoi ce sont de gros nuages qui flottent en l'air, où ils sont des corps étrangers, jusqu'à ce qu'ils retombent en pluies. Mais ces mêmes vapeurs et ces mêmes exhalaisons se tiennent quelquefois assez dispersées pour être imperceptibles, et ne se ramassent qu'en formant des rosées très subtiles, qu'on ne voit tomber d'aucune nuée. Je suppose donc qu'il sorte des vapeurs de la lune, car enfin il faut qu'il en sorte; il n'est pas croyable que la lune soit une masse, dont toutes les parties soient d'une égale solidité, toutes également en repos les unes auprès des autres, toutes incapables de recevoir aucun changement par l'action du soleil sur elles. Nous ne connaissons aucun corps de cette nature, les marbres mêmes n'en sont pas; tout ce qui est le plus solide change et s'altère, ou par le mouvement secret et invisible qu'ila en lui-même, ou par celui qu'il reçoit de dehors. Mais les vapeurs de la lune ne se rassembleront point autour d'elle en nuages, et ne retomberont

point sur elle en pluies; elles ne formeront que des rosées. Il suffit, pour cela, que l'air dont apparemment la lune est environnée en son particulier, comme notre terre l'est du sien, soit un peu différent de notre air, et les vapeurs de la lune un peu différentes des vapeurs de la terre, ce qui est quelque chose de plus que vraisemblable. Sur ce pied-là, il faudra que la matière étant disposée dans la lune autrement que sur la terre, les effets soient différens mais il n'importe; du moment que nous avons trouvé un mouvement intérieur dans les parties de la lune, ou produit par des causes étrangères, voilà ses habitans qui renaissent, et nous avons le fonds nécessaire pour leur subsistance. Cela nous fournira des fruits, des blés, des eaux, et tout ce que nous voudrons. J'entends des fruits, des blés, des eaux à la manière de la lune, que je fais profession de ne pas connaître, le tout proportionné aux besoins de ses habitans, que je ne connais pas non plus.

C'est-à-dire, me dit la marquise, que vous savez seulement que tout est bien, sans savoir comment il est. C'est beaucoup d'ignorance sur bien peu de science; mais il faut s'en consoler. Je suis encore trop heureuse que vous ayez rendu à la lune ses habitans; je suis même fort contente que vous lui donniez un air qui l'enveloppe en son particulier; il me semblerait désormais que, sans cela, une planète serait trop nue.

Ces deux airs différens, repris-je, contribuent à empêcher la communication des deux planètes. S'il ne tenait qu'à voler, que savons-nous, comme je vous di sais hier, si on ne volera pas fort bien quelque jour? J'avoue pourtant qu'il n'y a pas beaucoup d'apparence. Le grand éloignement de la lune à la terre, serait en

core une difficulté à surmonter, qui est assurément considérable; mais quand même elle ne s'y rencontrerait pas, quand même les deux planètes seraient fort proches, il ne serait pas possible de passer de l'air de l'une dans l'air de l'autre. L'eau est l'air des poissons; ils ne passent jamais dans l'air des oiseaux, ni les oiseaux dans l'air des poissons. Ce n'est pas la distance qui les en empêche, c'est que chacun a pour prison l'air qu'il respire. Nous trouvons que le nôtre est mêlé de vapeurs plus épaisses et plus grossières que celui de la lune. A ce compte, un habitant de la lune, qui serait arrivé aux confins de notre monde, se noyerait dès qu'il entrerait dans notre air, et nous le verrions tomber mort sur la terre.

Oh! que j'aurais d'envie, s'écria la marquise, qu'il arrivât quelque grand naufrage, qui répandît ici bon nombre de ces gens là, dont nous irions considérer à notre aise les figures extraordinaires! Mais, répliquai-je, s'ils étaient assez habiles pour naviguer sur la surface extérieure de notre air, et que de là, par la curiosité de nous voir, ils nous pêchassent comme des poissons, cela vous plairait-il? Pourquoi non, répondit-elle en riant? Pour moi, je me mettrais de mon propre mouvement dans leurs filets, seulement pour avoir le plaisir de voir ceux qui m'auraient pêchée,

Songez, répliquai-je, que vous n'arriveriez que bien malade au haut de notre air; il n'est pas respirable pour nous dans toute son étendue, il s'en faut bien : on dit qu'il ne l'est déjà presque plus au haut de certaines montagnes; et je m'étonne bien que ceux qui ont la folie de croire que des génies corporels habitent l'air le plur pur, ne disent aussi que ce qui fait que

ces génies ne nous rendent que des visites et très rares et très courtes, c'est qu'il y en a peu d'entre eux qui sachent plonger, et que ceux là même ne peuvent faire jusqu'au fond de cet air épais où nous sommes, que des plongeons de très peu de durée. Voilà donc bien des barrières naturelles qui nous défendent la sortie de notre monde, et l'entrée de celui de la lune. Tâchons du moins, pour notre consolation, à deviner ce que nous pourrons de ce monde là. Je crois par exemple, qu'il faut qu'on y voie le ciel, le soleil et les astres d'une autre couleur que nous ne les voyons. Tous ces objets ne nous paraissent qu'au travers d'une espèce de lunette naturelle, qui nous les change. Cette lunette, c'est notre air, mêlé comme il est de vapeurs et d'exhalaisons, et qui ne s'étend pas bien haut. Quelques modernes prétendent que de lui-même il est bleu, aussi bien que l'eau de la mer, et que cette couleur ne paraît dans l'un et dans l'autre qu'à une grande profondeur, Le ciel, disent-ils, où sont attachées les étoiles fixes, n'a de lui-même aucune lumière, et par conséquent il devrait paraître noir; mais on le voit au travers de l'air qui est bleu, et il paraît bleu. Si cela est, les rayons du soleil et des étoiles ne peuvent passer au travers de l'air sans se teindre un peu de sa couleur, et perdre autant de celle qui leur est naturelle, Mais quand même l'air ne serait pas coloré de lui-même, il est certain qu'au travers d'un gros brouillard, la lumière d'un flambeau, qu'on voit un peu de loin, paraît toute rougeâtre, quoique ce ne soit pas sa vraie couleur; et notre air n'est non plus qu'un gros brouillard, qui nous doit altérer la vraie couleur, et du ciel, et du soleil, et des étoiles. Il n'appartiendrait qu'à la matière

céleste de nous apporter la lumière et les couleurs dans toute leur pureté, èt telles qu'elles sont. Ainsi, puisl'air de la lune est d'une autre nature que notre que air, ou il est teint en lui-même d'une autre couleur, ou du moins c'est un autre brouillard qui cause une célestes. Enfin, autre altération aux couleurs des corps à l'égard des gens de la lune, cette lunette au travers de laquelle on voit tout, est changée.

Cela me fait préférer notre séjour à celui de la lune, dit la marquise; je ne saurais croire que l'assortiment des couleurs célestes y soit aussi beau qu'il l'est ici. Mettons si vous voulez un ciel rouge et des étoiles vertes, l'effet n'est pas si agréable que les étoiles couleur d'or sur du bleu. On dirait, à vous entendre, repris-je, que vous assortiriez un habit ou un meuble : mais, croyez-moi, la nature a bien de l'esprit; laissez-lui le soin d'inventer un assortiment de couleurs pour la lune, et je vous garantis qu'il sera bien entendu. Elle n'aura pas manqué de varier le spectacle de l'univers à chaque point de vue différent, et de le varier d'une manière toujours agréable.

Je reconnais son adresse, interrompit la marquise ; elle s'est épargné la peine de changer les objets pour chaque point de vue ; elle n'a changé que les lunettes, et elle a l'honneur de cette grande diversité, sans en avoir fait la dépense. Avec un air bleu, elle nous donne un ciel bleu; et peut-être avec un air rouge, elle donne un ciel rouge aux habitans de la lune : c'est pourtant toujours le même ciel. Il me paraît qu'elle nous a mis dans l'imagination certaines lunettes, au travers desquelles on voit tout, et qui changent fort les objets, à l'égard de chaque homme. Alexandre voyait

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