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étaient si ignorans, qu'ils n'avaient garde de soupçonner qu'on pût se faire des chemins au travers de mers si vastes; mais nous qui avons tant de connaissances, nous nous figurerions bien qu'on pût aller par les airs, si l'on pouvait effectivement y aller. On fait plus que se figurer la chose possible, répliquai-je; on mence déjà à voler un peu. Plusieurs personnes différentes ont trouvé le secret de s'ajuster des ailes qui les soutinssent en l'air, de leur donner du mouvement, et de passer par-dessus des rivières. A la vérité, ce n'a pas été un vol d'aigle, et il en a quelquefois coûté à ces nouveaux oiseaux un bras ou une jambe, mais enfin, cela ne représente encore que les premières planches que l'on a mises sur l'eau, et qui ont été le commencement de la navigation. De ces planches là, il y avait bien loin jusqu'à de gros navires qui pussent faire le tour du monde. Cependant, peu à peu sont venus les gros navires. L'art de voler ne fait que de naître ; il se perfectionnera encore; et quelque jour on ira jusqu'à la lune. Prétendons-nous avoir découvert toutes choses, ou les avoir mises à un point qu'on n'y puisse rien ajouter? Eh! de grâce, consentons qu'il y ait encore quelque chose à faire pour les siècles à venir. Je ne consentirai point, dit-elle, qu'on vole jamais que d'une manière à se rompre aussitôt le cou. Eh bien, lui répondis-je, si vous voulez qu'on vole toujours si mal ici, on volera mieux dans la lune; ses habitans seront plus propres que nous à ce métier, car il n'importe que nous allions là, ou qu'ils viennent ici; et nous serons comme les Américains, qui ne se figuraient pas qu'on pût naviguer, quoiqu'à l'autre bout du monde on naviguât fort bien. Les gens de la lune seraient donc déjà

venus? reprit-elle presque en colère. Les Européens n'ont été en Amérique qu'au bout de six mille ans, répliquai-je, en éclatant de rire; il leur fallut ce tempslà pour perfectionner la navigation, jusqu'au point de pouvoir traverser l'Océan. Les gens de la lune savent peut-être déjà faire de petits voyages dans l'air. A l'heure qu'il est, ils s'exercent: quand ils seront plus habiles et plus expérimentés, nous les verrons, et Dieu sait quelle surprise. Vous êtes insupportable, dit-elle, de me pousser à bout avec un raisonnement aussi creux que celui-là. Si vous me fâchez, repris-je, je sais bien ce que j'ajouterai encore pour le fortifier. Remarquez que le monde se développe peu à peu. Les anciens se tenaient bien sûrs que la zone torride et les zones glaciales ne pouvaient être habitées, à cause de l'excès, ou du chaud, ou du froid; et du temps des Romains, la carte générale de la terre n'était guère plus étendue que la carte de leur empire, ce qui avait de la grandeur en un sens, et marquait beaucoup d'ignorance en un autre. Cependant, il ne laissa pas de se trouver des hommes, et dans les pays très chauds, et dans les pays très froids. Voilà déjà le monde augmenté; ensuite, on jugea que l'Océan couvrait toute la terre, hormis ce qui était connu alors, et qu'il n'y avait point d'antipodes, car on n'en avait jamais ouï parler; et puis, auraient-ils eu les pieds en haut et la tête en bas? Après ce beau raisonnement, on découvre pourtant les antipodes. Nouvelle réformation à la carte, nouvelle moitié de la terre. Vous m'entendez bien, Madame, ces antipodes là, qu'on a trouvés contre toute espérance, devraient nous apprendre à être retenus dans nos jugemens. Le monde achèvera peut-être de se déve

lopper pour nous; on connaîtra jusqu'à la lune. Nous n'en sommes pas encore là, parce que toute la terre n'est pas découverte, et qu'apparemment il faut que tout cela se fasse d'ordre. Quand nous aurons bien connu notre habitation, il nous sera permis de connaître celle de nos voisins les gens de la lune. Sans mentir, dit la marquise, en me regardant attentivement, je vous trouve si profond sur cette matière, qu'il n'est pas possible que vous ne croyez tout de bon ce que vous dites. J'en serais bien fâché, répondis-je ; je veux seulement vous faire voir qu'on peut assez bien soutenir une opinion chimérique pour embarrasser une personne d'esprit, mais non pas assez bien pour la persuader. Il n'y a que la vérité qui persuade, même sans avoir besoin de paraître avec toutes ses preuves. Elle entre si naturellement dans l'esprit, que quand on l'apprend pour la première fois, il semble qu'on ne fasse que s'en souvenir. Ah! vous me soulagez, réplila marquise; votre faux raisonnement m'incommodait, et je me sens plus en état d'aller me coucher tranquillement, si vous voulez bien que nous nous retirions.

qua

TROISIÈME SOIR.

Particularités du Monde de la Lune. Que les autres Planètes sont habitées aussi.

La marquise voulut m'engager, pendant le jour, à poursuivre nos entretiens; mais je lui représentai que nous ne devions confier de telles rêveries qu'à la lune

et aux étoiles, puisqu'aussi bien elles en étaient l'objet. Nous ne manquâmes pas à aller le soir dans le parc, qui devenait un lieu consacré à nos conversations sa

vantes.

J'ai bien des nouvelles à vous apprendre, lui dis-je ; la lune que je vous disais hier, qui, selon toutes les apparences, était habitée, pourrait bien ne l'être point; j'ai pensé à une chose qui met ses habitans en péril. Je ne souffrirai point cela, répondit-elle. Hier, vous m'aviez préparée à voir ces gens là venir ici au premier jour, et aujourd'hui ils ne seraient seulement pas au monde? Vous ne vous jouerez point ainsi de moi. Vous m'avez fait croire les habitans de la lune; j'ai surmonté la peine que j'y avais; je les croirai. Vous allez bien vite, repris-je; il faut ne donner que la moitié de son esprit aux choses de cette espèce que l'on croit, et en réserver une autre moitié libre, où le contraire puisse être admis s'il en est besoin. Je ne me paie point de sentences; répliqua-t-elle; allons au fait. Ne faut-il pas raisonner de la lune comme de Saint-Denis? Non, pondis-je; la lune ne ressemble pas autant à la terre que Saint-Denis ressemble à Paris. Le soleil élève de la terre et des eaux des exhalaisons et des vapeurs, qui, montant en l'air jusqu'à quelque hauteur, s'y assemblent, et forment les nuages. Ces nuages suspendus voltigent irrégulièrement autour de notre globe, et ombragent tantôt un pays, tantôt un autre. Qui verrait la terre de loin, remarquerait souvent quelques changemens sur sa surface, parce qu'un grand pays, couvert par nuages, serait un endroit obscur, et deviendrait plus lumineux dès qu'il serait découvert. On verrait des taches qui changeraient de place, ou s'assembleraient

des

diversement, ou disparaîtraient tout-à-fait. On verrait donc aussi ces mêmes changemens sur la surface de la lune, si elle avait des nuages autour d'elle, mais tout au contraire, toutes ses taches sont fixes, ses en droits lumineux le sont toujours, et voilà le malheur. A ce compte-là, le soleil n'élève point de vapeurs ni d'exhalaisons de dessus la lune. C'est donc un corps infiniment plus dur et plus solide que notre terre, dont les parties les plus subtiles se dégagent aisément d'avec les autres, et montent en haut dès qu'elles sont mises en mouvement par la chaleur. Il faut que ce soit quelque amas de rochers et de marbres, où il ne se fait point d'évaporation d'ailleurs, elles se font si naturellement et si nécessairement où il y a des eaux, qu'il ne doit point y avoir d'eaux où il ne s'en fait point. Qui sont donc les habitans de ces rochers qui ne peuvent rien produire, et de ce pays qui n'a point d'eaux? Eh quoi, s'écria-t-elle, il ne vous souvient plus que vous m'avez assuré qu'il y avait dans la lune des mers que l'on distinguait d'ici? Ce n'est qu'une conjecture, répondis-je ; j'en suis bien fâché. Ces endroits obscurs, qu'on prend pour des mers, ne sont peut-être que de grandes cavités. De la distance ou nous sommes, il est permis de ne pas deviner tout-à-fait juste Mais, ditelle, cela suffira-t-il pour nous faire abandonner les habitans de la lune? Non pas tout-à-fait, Madame, répondis-je; nous ne nous déterminerons, ni pour eux, contre eux. Je vous avoue ma faiblesse, répliqua-t-elle; je ne suis point capable d'une si parfaite détermination, j'ai besoin de croire. Fixez-moi pomptement à une opinion sur les habitans de la lune; conservons-les ou anéantissons-les pour jamais, et qu'il n'en soit plus

ni

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