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vous dis, je ne vous fasse avoir bientôt aussi une petite fiole dans la lune. Le bon paladin ne manqua pas de trouver la sienne parmi tant d'autres. Il s'en saisit av la permission de saint Jean, et reprit tout son esprit par le nez, comme de l'eau de la reine de Hongrie ; mais l'Arioste dit qu'il ne le porta pas bien loin, et qu'il le laissa retourner dans la lune par une folie qu'il fit à quelque temps de là. Il n'oublia pas la fiole de Roland, qui était le sujet du voyage. Il eut assez de peine à la porter; car l'esprit de ce héros était de sa nature assez pesant, et il n'y en manquait pas une seule goutte. Ensuite l'Arioste, selon sa louable coutume de dire tout ce qu'il lui plaît, apostrophe sa maîtresse, et lui dit en de fort beaux vers : «Qui montera aux cieux, » ma belle, pour en rapporter l'esprit que vos charmes » m'ont fait perdre? Je ne me plaindrais pas de cette » perte là, pourvu qu'elle n'allât pas plus loin; mais » s'il faut que la chose continue comme elle a com» mencé, je n'ai qu'à m'attendre à devenir tel que j'ai » décrit Roland. Je ne crois pourtant pas que, pour >> ravoir mon esprit, il soit besoin que j'aille par les » airs jusques dans la lune; mon esprit ne loge pas si haut, il va errant sur vos yeux, sur votre bouche; » et si vous voulez bien que je m'en ressaisisse, per» mettez que je le recueille avec mes lèvres. » Cela n'estil pas joli ? Pour moi, à raisonner comme l'Arioste, je serais d'avis qu'on ne perdit jamais l'esprit que par l'amour; car vous voyez qu'il ne va pas bien loin, et qu'il ne faut que des lèvres qui sachent le recouvrer ; mais quand on le perd par d'autres voies, comme nous le perdons, par exemple, à philosopher présentement, il va droit dans la lune, et on ne le rattrape pas quand

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on veut. En récompense, répondit la marquise, nos fioles seront honorablement dans le quartier des fioles philosophiques; au lieu que nos esprits iraient peut-être errants sur quelqu'un qui n'en serait pas digne. Mais achever de m'ôter le mien, dites-moi, et dites-moi bien sérieusement, si vous croyez qu'il y ait des hommes dans la lune; car jusqu'à présent vous ne m'en avez pas parlé d'une manière assez positive. Moi, repris-je; je ne crois point du tout qu'il y ait des hommes dans la lune. Voyez combien la face de la nature est changée d'ici à la Chine; d'autres visages, d'autres figures, d'autres mœurs, et presque d'autres principes de raisonnement. D'ici à la lune, le changement doit être bien plus considérable. Quand on va vers de certaines terres nouvellement découvertes, à peine sontce des hommes que les habitans qu'on y trouve; ce sont des animaux à figure humaine, encore quelquefois assez imparfaite, mais presque sans aucune raison humaine : qui pourrait pousser jusqu'à la lune, assurément ce ne seraient plus des hommes qu'on y trouverait.

Quelles sortes de gens seraient-ce donc, reprit la marquise, avec un air d'impatience? De bonne foi, Madame, répliquai-je, je n'en sais rien. S'il se pouvait faire que nous eussions de la raison, et que nous ne fussions pourtant pas hommes; et si d'ailleurs nous habitions la lune, nous imaginerions-nous bien qu'il y eût ici bas cette espèce bizarre de créatures qu'on appelle le genre humain? Pourrions-nous bien nous figurer quelque chose qui y eût des passions si folles et des réflexions si sages; une durée si courte, et des vues si longues; tant de science sur des choses presque

inutiles, et tant d'ignorance sur les plus importantes ; tant d'ardeur pour la liberté, et tant d'inclination à la servitude; une si forte envie d'être heureux, et une si grande incapacité de l'être ? Il faudrait que les gens de la lune eussent bien de l'esprit s'ils devinaient tout cela. Nous nous voyons incessamment nous-mêmes, et nous en sommes' encore à deviner comment nous sommes faits. On a été réduit à dire que les dieux étaient ivres de nectar, lorsqu'ils firent les hommes ; et que quand ils vinrent à regarder leur ouvrage de sang-froid, ils ne purent s'empêcher d'en rire. Nous voilà donc bien en sûreté du côté des gens de la lune, dit la marquise; ils ne nous devineront pas mais je voudrais que nous les pussions deviner; car, en vérité, cela inquiète de savoir qu'ils sont là-haut dans cette lune que nous voyons, et de ne pouvoir pas se figurer comment ils sont faits. Et pourquoi, répondisje, n'avez-vous point d'inquiétude sur les habitans de cette grande terre australe, qui nous est encore entièrement inconnue? Nous sommes portés eux et nous sur un même vaisseau, dont ils occupent la proue et

nous la poupe. Vous voyez que, de la poupe à la proue,

il n'y a aucune communication, et qu'à un bout du navire on ne sait point quels gens sont à l'autre, ni ce qu'ils y font; et vous voudriez savoir ce qui se passe dans la lune, dans cet autre vaisseau qui flotte loin de nous par les cieux?

Oh! reprit-elle, je compte les habitans de la terre australe pour connus, parce qu'assurément ils doivent nous ressembler beaucoup; et qu'enfin on les connaîtra, quand on voudra se donner la peine de les aller voir; ils demeureront toujours là, et ne nous échap

peront pas mais ces gens de la lune, on ne les connaîtra jamais, cela est désespérant. Si je vous répondais sérieusement, répliquai-je, qu'on ne sait ce qui arrivera, vous vous moqueriez de moi, et je le mériterais sans doute. Cependant, je me défendrais assez bien, si je voulais. J'ai une pensée très ridicule, qui a un air de vraisemblance qui me surprend ; je ne sais où elle peut l'avoir pris, étant aussi impertinente qu'elle est. Je gage que je vais vous réduire à avouer, contre toute raison, qu'il pourra y avoir un jour du commerce entre la terre et la lune. Remettez-vous dans l'esprit l'état où était l'Amérique avant qu'elle eût été découverte par Christophe Colomb. Ses habitans vivaient dans une ignorance extrême. Loin de connaître les sciences, ils ne connaissaient pas les arts les plus simples et les plus nécessaires; ils allaient nus ; ils n'avaient point d'autres armes que l'arc : ils n'avaient jamais conçu que les hommes pussent être portés par des animaux; ils regardaient la mer comme un grand espace défendu aux hommes, qui se joignait au ciel, et au-delà duquel il n'y avait rien. Il est vrai, qu'après avoir passé des années entières à creuser le tronc d'un gros arbre, avec des pierres tranchantes, ils se mettaient sur la mer dans ce tronc, et allaient terre-à-terre, portés par le vent et par les flots. Mais comme ce vaisseau était sujet à être souvent renversé, il fallait qu'ils se missent aussitôt à la nage pour le rattraper; et, à proprement parler, ils nageaient toujours, hormis le temps qu'ils se délassaient. Qui leur eût dit qu'il y avait une sorte de navigation incomparablement plus parfaite, qu'on pouvait traverser cette étendue infinie d'eaux de tel côté et de tel sens qu'on voulait; qu'on

s'y pouvait arrêter sans mouvement au milieu des flots émus; qu'on était maître de la vitesse avec laquelle on allait ; qu'enfin, cette mer, quelque vaste qu'elle fût, n'était point un obstacle à la communication des peuples, pourvu seulement qu'il y eût des peuples au-delà. Vous pouvez compter qu'ils ne l'eussent jamais cru. Cependant, voilà un beau jour le spectacle du monde le plus étrange et le moins attendu qui se présente à eux. De grands corps énormes qui paraissent avoir des ailes blanches, qui volent sur la mer, qui vomissent du feu de toutes parts, et qui viennent jeter sur le rivage des gens inconnus, tout écaillés de fer, disposant, comme ils veulent, des monstres qui courent sous eux, et tenant en leur main des foudres, dont ils terrassent tout ce qui leur résiste. D'où sont-ils venus? Qui a pu les amener par-dessus les mers? Qui a mis le feu en leur disposition? Sout-ce les enfans du soleil? car assurément ce ne sont pas des hommes. Je ne sais, Madame, si vous entrez comme moi dans la surprise des Américains; mais jamais il ne peut y en avoir eu une pareille dans le monde. Après cela, je ne veux plus jurer qu'il ne puisse y avoir commerce quelque jour entre la lune et la terre. Les Américains eussent-ils cru qu'il eût dû y en avoir entre l'Amérique et l'Europe, qu'ils ne connaissaient seulement pas? Il est vrai qu'il faudra traverser ce grand espace d'air et de ciel, qui est entre la terre et la lune ; mais ces grandes mers paraissent-elles aux Américains plus propres à être traversées? En vérité, dit la marquise, en me regardant, vous ètes fou. Qui vous dit le contraire, répondis-je ? Mais je veux vous le prouver, reprit-elle; je ne me contente pas de l'aveu que vous en faites. Les Américains

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