Page images
PDF
EPUB

pour ces belles Circassiennes, par exemple, qui ont un usage si particulier. Mais il me vient une difficulté sérieuse. Si la terre tourne, nous changeons d'air à chaque moment, et nous respirons toujours celui d'un autre pays. Nullement, Madame, répondis-je; l'air qui environne la terre ne s'étend que jusqu'à une certaine hauteur, peut-être jusqu'à vingt lieues tout au plus; il nous suit et tourne avec nous. Vous avez vu quelquefois l'ouvrage d'un ver à soie, ou ces coques que ces petits animaux travaillent avec tant d'art pour s'y emprisonner: elles sont d'une soie fort serrée; mais elles sont couvertes d'un certain duvet fort léger et fort lâche. C'est ainsi que la terre, qui est assez solide, est couverte, depuis sa surface jusqu'à une certaine hauteur, d'une espèce de duvet, qui est l'air, et toute la coque du ver à soie tourne en même temps. Au-delà de l'air est la matière céleste, incomparablement plus pure, plus subtile, et même plus agitée qu'il n'est.

Vous me présentez la terre sous des idées bien méprisables, dit la marquise. C'est pourtant sur cette coque de ver à soie qu'il se fait de si grands travaux, de si grandes guerres, et qu'il règne de tous côtés une si grande agitation. Oui, répondis-je; et pendant ce temps là, la nature, qui n'entre point en connaissance de tous ces petits mouvemens particuliers, nous emporte tous ensemble d'un mouvement général, et se joue de la petite boule.

Il me semble, reprit-elle, qu'il est ridicule d'être sur quelque chose qui tourne, et de se tourmenter tant; mais le malheur est qu'on n'est pas assuré qu'on tourne; car enfin, à ne vous rien céler, toutes les précautions que vous prenez pour empêcher qu'on ne s'a

perçoive du mouvement de la terre, me sont suspectes. Est-il possible qu'il ne laissera pas quelque petite marque sensible à laquelle on le reconnaisse ?

Les mouvemens les plus naturels, répondis-je, et les plus ordinaires, sont ceux qui se font le moins sentir cela est vrai, jusques dans la morale. Le mouvement de l'amour-propre nous est si naturel, que le plus souvent nous ne le sentons pas, et que nous croyons agir par d'autres principes. Ah! vous moralisez, dit-elle, quand il est question de physique; cela s'appelle bâiller. Retirons-nous; aussi bien en voilà assez pour la première fois; demain nous reviendrons ici, vous avec vos systèmes, et moi avec mon igno

rance.

En retournant au château, je lui dis, pour épuiser la matière des systèmes, qu'il y en avait un troisième inventé par Tycho-Brahé, qui, voulant absolument que la terre fût immobile, la plaçait au centre du monde, et faisait tourner autour d'elle le soleil, autour duquel tournaient toutes les autres planètes, parce que depuis les nouvelles découvertes, il n'y avait pas moyen de faire tourner les planètes autour de la terre. Mais la marquise, qui a le discernement vif et prompt, jugea qu'il y avait trop d'affectation à exempter la terre de tourner autour du soleil, puisqu'on n'en pouvait pas exempter tant d'autres grands corps ; que le soleil n'était plus si propre à tourner autour de la terre, depuis que toutes les planètes tournaient autour de lui; que ce système ne pouvait être propre, tout au plus, qu'à soutenir l'immobilité de la terre, quand on avait bien envie de la soutenir, et nullement à la persuader; et enfin, il fut résolu que nous nous en tien

drions à celui de Copernic, qui est plus uniforme et plus riant, et n'a aucun mélange de préjugé. En effet, la simplicité dont il est, persuade, et sa hardiesse fait plaisir.

[ocr errors]

DEUXIÈME SOIR.

Que la Lune est une Terre habitée.

Le lendemain au matin, dès que l'on put entrer dans l'appartement de la marquise, j'envoyai savoir de ses nouvelles, et lui demander si elle avait pu dormir en tournant : elle me fit répondre qu'elle était déjà tout accoutumée à cette allure de la terre, et qu'elle avait passé la nuit aussi tranquillement qu'aurait pu faire Copernic lui-même. Quelque temps après, il vint chez elle du monde, qui y demeura jusqu'au soir, selon l'ennuyeuse coutume de la campagne : encore leur fut-on bien obligé; car la campagne leur donnait anssi le droit de pousser leur visite jusqu'au lendemain, s'ils eussent voulu, et ils eurent l'honnêteté de ne le pas faire. Ainsi, la marquise et moi, nous nous retrouvâmes libres le soir. Nous allâmes encore dans le parc, et la conversation ne manqua pas de tourner aussitôt sur nos systèmes. Elle les avait si bien conçus, qu'elle dédaigna d'en parler une seconde fois, et elle voulut que je la menasse à quelque chose de nouveau. Hé bien donc, lui dis-je, puisque le soleil, qui est présentement immobile, a cessé d'être planète, et que la terre, qui se meut autour de lui, a commencé d'en être une, vous

ne serez pas si surprise d'entendre dire que la lune est une terre comme celle-ci, et qu'apparemment elle est habitée. Je n'ai pourtant jamais ouï parler de la lune habitée, dit-elle, que comme d'une folie et d'une vision. C'en est peut-être une aussi, répondis-je. Je ne prends parti, dans ces choses-là, que comme on en prend dans les guerres civiles, où l'incertitude de ce qui peut arriver, fait qu'on entretient toujours des intelligences dans le parti opposé, et qu'on a des ménagemens avec ses ennemis mêmes. Pour moi, quoique je croie la lune une terre habitée, je ne laisse pas de vivre civilement avec ceux qui ne le croient pas, et je me tiens toujours en état de me pouvoir ranger à leur opinion avec honneur, si elle avait le dessus: mais en attendant qu'ils aient sur nous quelque avantage considérable, voici cé qui m'a fait pencher du côté des habitans de la lune.

Supposons qu'il n'y ait jamais eu nul commerce entre Paris et Saint-Denis, et qu'un bourgeois de Paris, qui ne sera jamais sorti de sa ville, soit sur les tours de Notre-Dame, et voie Saint-Denis de loin, on lui demandera s'il croit que Saint-Denis soit habité comme Paris. Il répondra hardiment que non : car, dira-t-il, je vois bien les habitans de Paris, mais ceux de SaintDenis je ne les vois point: on n'en a jamais entendu parler. Il y aura quelqu'un qui lui représentera, qu'à la vérité, quand on est sur les tours de Notre-Dame, on ne voit pas les habitans de Saint-Denis, mais que l'éloignement en est cause, que tout ce qu'on peut voir de Saint-Denis ressemble fort à Paris ; que Saint-Denis a des clochers, des maisons, des murailles, et qu'il pourrait bien encore ressembler à Paris pour être habité. Tout cela ne gagnera rien sur mon bourgeois; it

s'obstinera toujours à soutenir que Saint-Denis n'est point habité, puisqu'il n'y voit personne. Notre SaintDenis, c'est la lune, et chacun de nous est ce bourgeois de Paris, qui n'est jamais sorti de sa ville.

Ah! interrompit la marquise, vous nous faites tort, nous ne sommes point si sots que votre bourgeois; puisqu'il voit que Saint-Denis est tout fait comme Paris, il faut qu'il ait perdu la raison pour ne le pas croire habité mais la lune n'est point du tout faite comme la terre. Prenez garde, Madame, repris-je, car, s'il faut que la lune ressemble en tout à la terre, vous voilà dans l'obligation de croire la lune habitée. J'avoue, répondit-elle, qu'il n'y aura pas moyen de s'en dispenser, et je vous vois un air de confiance qui me fait déjà peur. Les deux mouvemens de la terre, dont je ne me fusse jamais doutée, me rendent timide sur tout le reste. Mais pourtant serait-il bien possible que la terre fût lumineuse comme la lune? car il faut cela pour leur ressemblance. Hélas! Madame, répliquai-je, être lumineux n'est pas si grand'chose que vous pensez. Il n'y a que le soleil en qui cela soit une qualité considérable. Il est lumineux par lui-même, et en vertu d'une nature particulière qu'il a ; mais les planètes n'éclairent que parce qu'elles sont éclairées de lui. Il envoie sa lumière à la lune; elle nous la renvoie; et il faut que la terre renvoie aussi à la lune la lumière du soleil. Il n'y a pas plus loin de la terre à la lune, que de la lune à la terre.

Mais, dit la marquise, la terre est-elle aussi propre que la lune à renvoyer la lumière du soleil? Je vous vois toujours pour la lune, repris-je, un reste d'estime dont vous ne sauriez vous défaire. La lumière est composée de petites balles qui bondissent sur ce qui est

« PreviousContinue »