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Y faisait des souliers comme ces Messieurs, par pénitence, répliqua à l'instant : « Je ne sais s'il faisait des souliers, mais convenez, mon Révérend Père, qu'il vous a porté une fameuse botte. » Ce Jacques Boileau, par ses calembours et ses gaietés, me fait assez l'effet d'un Despréaux en facétie et en belle humeur. Quand il était au choeur de la Sainte-Chapelle, il chantait, dit-on, des deux côtés, et toujours hors de ton et de mesure. Il affectionnait les sujets et les titres d'ouvrages singuliers, l'Histoire des Flagellants, de l'Habit court des Ecclésiastiques: son latin, car il écrivait généralement en latin, était dur, bizarre, hétéroclite. Pour les traits du visage comme en tout, il avait de son frère cadet, mais avec exagération et en charge. Sinon pour la raison, il était digne de lui pour l'esprit. Un jour le grand Condé, passant dans la ville de Sens, qui était de son gouvernement de Bourgogne, fut complimenté par les Corps et les Compagnies de la ville, et, caustique comme il était, il se moqua de tous ceux qui lui firent des compliments : « Son plus grand plaisir, dit un contemporain, était de faire quelque malice aux complimenteurs en ces rencontres. L'abbé Boileau, qui était alors doyen de l'église cathédrale de Sens, fut obligé de porter la parole à la tête de son chapitre. M. le Prince, voulant déconcerter l'orateur, qu'il ne connaissait pas, affecta d'avancer sa tête et son grand nez du côté du doyen pour faire semblant de le mieux écouter, mais en effet pour le faire manquer s'il pouvait. Mais l'abbé Boileau, qui s'aperçut de la malice, fit semblant d'être interdit et étonné, et commença ainsi son compliment avec une crainte affectée : « Monseigneur, Votre Altesse ne doit pas être surprise de me voir trembler en paraissant devant Elle à la tête d'une compagnie d'ecclésiastiques; car si j'étais à la tête d'une armée de trente mille hommes, je tremblerais bien davantage. » M. le Prince, charmé de ce début, embrassa l'orateur sans le laisser achever; il demanda son nom, et, quand on lui eut dit que c'était le frère de M. Despréaux, il redoubla ses caresses et le retint à diner1.»> Le grand Condé l'avait reconnu au premier mot pour être de la famille. Cet abbé Boileau me parait offrir la brusquerie, le trait, le coup de boutoir satirique de son frère, sans la finesse toutefois et sans l'application toute judicieuse et sérieuse. Le mérite original de Nicolas Boileau, étant de cette famille gaie, moqueuse et satirique, fut de joindre à la malice héréditaire le coin du bon sens, de manière à faire dire à ceux qui sortaient d'auprès de lui ce que disait l'avocat Mathieu Marais : « Il y a plaisir à entendre cet homme-là, c'est la raison incarnée. »

Le dirai-je ? en considérant cette lignée de frères ressemblants et inégaux, il me semble que la Nature, cette grande génératrice des talents, essayait déjà un premier crayon de Nicolas quand elle créa Gilles; elle resta en deçà et se repentit; elle reprit le crayon, et elle appuya quand elle fit Jacques; mais cette fois elle avait trop marqué. Elle se remit à l'œuvre

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J'emprunte ce détail, ainsi que plusieurs autres qui trouveront place dans cet article, à un manuscrit de Brossette dont j'ai dû autrefois communication à l'obligeance de M. Feuillet de Conches.

une troisième fois, et cette fois fut la bonne. Gilles est l'ébauche, Jacques est la charge,

Nicolas est le portrait.

Par ses premières Satires, composées en 1660 et qui commençaient à courir (Damon, ce grand auteur, ctc.; les Embarras de Paris), par celles qui suivirent immédiatement: Muse, changeons de style (1665), et la Satire dédiée à Molière (1664), Boileau se montrait un versificateur déjà habile, exact et scrupuleux entre tous ceux du jour, très-préoccupé d'exprimer élégamment certains détails particuliers de citadin et de rimeur, n'abordant l'homme et la vie ni par le côté de la sensibilité comme Racine et comme La Fontaine, ni par le côté de l'observation moralement railleuse et philosophique comme La Fontaine encore et Molière, mais par un aspect moins étendu, moins fertile, pourtant agréable déjà et piquant. C'était l'auteur de profession, le poëte de la Cité et de la place Dauphine, qui se posait comme juge en face des illustres qu'étalaient en vente les Barbin de la Galerie du Palais. Dans sa Satire adressée à Molière, à qui il demande comment il fait pour trouver si aisément la rime, méfiezvous, et ne prenez pas trop à la lettre cette question de métier. C'est surtout un prétexte, un moyen ingénieux d'amener au bout du vers l'abbé de Pure ou Quinault. Boileau ne fait semblant d'être si fort dans l'embarras que pour demander malignement pardon aux gens en leur marchant sur le pied. Toutefois il parle trop souvent de cet embarras pour ne pas l'éprouver réellement un peu. Boileau, dans ses Satires, dans ses Épîtres, nous fait assister sans cesse au travail et aux délibérations de son esprit. Dès sa jeunesse il était ainsi : il y a dans la muse la plus jeune de Boileau quelque chose de quinteux, de difficultueux et de chagrin. Elle n'a jamais eu le premier timbre ému de la jeunesse; elle a de bonne heure les cheveux gris, le sourcil gris; en mûrissant, cela lui sied, et, à ce second âge, elle paraîtra plus jeune que d'abord, car tout en elle s'accordera. Ce moment de maturité chez Boileau est aussi l'époque de son plus vif agrément. S'il a quelque charme à proprement parler, c'est alors seulement, à cette époque des quatre premiers chants du Lutrin et de l'Épître à Racine.

La muse de Boileau, à le bien voir, n'a jamais eu de la jeunesse que le courage et l'audace.

Il en fallait beaucoup pour tenter son entreprise. Il ne s'agissait de rien moins que de dire aux littérateurs les plus en vogue, aux académiciens les plus en possession du crédit : « Vous êtes de mauvais auteurs, ou du moins des auteurs très-mélangés. Vous écrivez au hasard; sur dix vers, sur vingt et sur cent, vous n'en avez quelquefois qu'un ou deux de bons, et qui se noient dans le mauvais goût, dans le style relâché et dans les fadeurs. » L'œuvre de Boileau, ce fut, non pas de revenir à Malherbe déjà bien lointain, mais de faire subir à la poésie française une réforme du même genre que celle que Pascal avait faite dans la prose. C'est de Pascal surtout et avant tout que me paraît relever Boileau; on peut dire qu'il est né littérairement des Provinciales. Le dessein critique et poétique de Boileau se définirait

très-bien en ces termes : amener et élever la poésie française, qui, sauf deux ou trois noms, allait à l'aventure et était en décadence, l'amener à ce niveau où les Provinciales avaient fixé la prose, et maintenir pourtant les limites exactes et les distinctions des deux genres. Pascal s'était moqué de la poésie et de ces oripeaux convenus, siècle d'or, merveille de nos jours, fatal laurier, bel astre: « Et on appelle ce jargon, disait-il, beauté poétique ! » Il s'agissait pour Boileau de rendre désormais la poésie respectable aux Pascals eux-mêmes, et de n'y rien souffrir qu'un bon jugement réprouvât.

Qu'on se représente l'état précis de la poésie française au moment où il parut, et qu'on la prenne chez les meilleurs et chez les plus grands. Molière, avec son génie, rime à bride abattue; La Fontaine, avec son nonchaloir, laisse souvent flotter les rênes, surtout dans sa première manière ; le grand Corneille emporte son vers comme il peut, et ne retouche guère. Voilà donc Boileau le premier qui applique au style de la poésie la méthode de Pascal :

Si j'écris quatre mots, j'en effacerai trois.

Il reprend la loi de Malherbe et la remet en vigueur; il l'étend et l'approprie à son siècle; il l'apprend à son jeune ami Racine, qui s'en passerait quelquefois sans cela; il la rappelle et l'inculque à La Fontaine déjà mûr1; il obtient même que Molière, en ses plus accomplis ouvrages en vers, y pense désormais à deux fois. Boileau comprit et fit comprendre à ses amis que « des vers admirables n'autorisaient point à négliger ceux qui les devaient environner. » Telle est son œuvre littéraire dans sa vraie définition.

Mais cette seule pensée tuait cette foule de beaux-esprits et de rimeurs à la mode .qui ne devaient qu'au hasard et à la multitude des coups de plume quelques traits heureux, et qui ne vivaient que du relâchement et de la tolérance. Elle ne frappait pas moins directement ces oracles cérémonieux et empesés, qui s'étaient fait un crédit imposant en Cour, à l'aide d'une érudition sans finesse de jugement et sans goût. Chapelain était le chef de ce vieux parti encore régnant. Un des premiers soins de Boileau fut de le déloger de l'estime de Colbert, sous qui Chapelain était comme le premier commis des Lettres, et de le rendre ridicule aux yeux de tous comme écrivain.

Dieu sait quel scandale causa cette audace du jeune homme ! Les Montausier, les Huet, les Pellisson, les Scudery, en frémirent; mais il suffit que Colbert comprît, qu'il distinguât entre tous le judicieux téméraire, qu'il se déridât à le lire et à l'entendre, et qu'au milieu de ses

1 Ce fut Boileau, savez-vous bien? qui procura un libraire à La Fontaine pour ses meilleurs ouvrages. La première édition des Fables, contenant les six premiers livres, fut publiée en 1668, chez le libraire Denys Thierry. Ce Thierry d'abord ne voulait point imprimer les ouvrages de La Fontaine : « Je l'en pressaí, dit Boileau, et ce fut à ma considération qu'il lui donna quelque argent. Il y a gagné des sommes infinies. » (Conversation de Boileau du 12 décembre 1703, recueillie et notée par Mathieu Marais.)

graves labeurs, la seule vue de Despréaux lui inspirât jusqu'à la fin de l'allégresse. Boileau était un des rares et justes divertissements de Colbert. On nous a tant fait Boileau sévère et sourcilleux dans notre jeunesse, que nous avons peine à nous le figurer ce qu'il était en réalité, le plus vif des esprits sérieux et le plus agréable des censeurs.

Pour mieux me remettre en sa présence, j'ai voulu revoir, au Musée de sculpture, le beau buste qu'a fait de lui Girardon. Il y est traité dans une libre et large manière : l'ample perruque de rigueur est noblement jetée sur son front et ne le surcharge pas; il a l'attitude ferme et même fière, le port de tête assuré; un demi-sourire moqueur erre sur ses lèvres ; le pli du nez un peu relevé, et celui de la bouche, indiquent l'habitude railleuse, rieuse et même mordante; la lèvre pourtant est bonne et franche, entr'ouverte et parlante; elle ne sait pas retenir le trait. Le cou nu laisse voir un double menton plus voisin pourtant de la maigreur que de l'embonpoint; ce cou, un peu creusé, est bien d'accord avec la fatigue de la voix qu'il éprouvera de bonne heure. Mais, à voir l'ensemble, comme on sent bien que ce personnage vivant était le contraire du triste et du sombre, et point du tout ennuyeux !

Avant de prendre lui-même cette perruque un peu solennelle, Boileau jeune en avait arraché plus d'une à autrui. Je ne répéterai pas ce que chacun sait, mais voici une historiette qui n'est pas encore entrée, je crois, dans les livres imprimés. Un jour, Racine, qui était aisément malin quand il s'en mêlait, eut l'idée de faire l'excellente niche de mener Boileau en visite chez Chapelain, logé rue des Cinq-Diamants, quartier des Lombards. Racine avait eu à se louer d'abord de Chapelain pour ses premières Odes, et avait reçu de lui des encouragements. Usant donc de l'accès qu'il avait auprès du docte personnage, il lui conduisit le satirique qui déjà l'avait pris à partie sur ses vers, et il le présenta sous le titre et en qualité de M. le bailli de Chevreuse, lequel, se trouvant à Paris, avait voulu connaître un homme de cette importance. Chapelain ne soupçonna rien du déguisement; mais, à un moment de la visite, le bailli, qu'on avait donné comme un amateur de littérature, ayant amené la conversation sur la comédie, Chapelain, en véritable érudit qu'il était, se déclara pour les comédies italiennes et se mit à les exalter au préjudice de Molière. Boileau ne se tint pas; Racine avait beau lui faire des signes, le prétendu bailli prenait feu et allait se déceler dans sa candeur. Il fallut que son introducteur se hâtât de lever la séance. En sortant ils rencontrèrent l'abbé Cotin sur l'escalier, mais qui ne reconnut pas le bailli. Telles furent les premières espiègleries de Despréaux et ses premières irrévérences. Le touf, quand on en fait, est de les bien placer.

Les Satires de Boileau ne sont pas aujourd'hui ce qui plait le plus dans ses ouvrages. Les sujets en sont assez petits, ou, quand l'auteur les prend dans l'ordre moral, ils tournent au lieu commun ainsi la Satire à l'abbé Le Vayer, sur les folies humaines, ainsi celle à Dangeau sur la noblesse. Dans la Satire et dans l'Épitre, du moment qu'il ne s'agit point en particulier

des ouvrages de l'esprit, Boileau est fort inférieur à Horace et à Pope; il l'est incomparablement à Molière et à La Fontaine; ce n'est qu'un moraliste ordinaire, honnête homme et sensé, qui se relève par le détail et par les portraits qu'il introduit. Sa meilleure Satire est la IX, « et c'est peut-être le chef-d'œuvre du genre,» a dit Fontanes. Ce chef-d'œuvre de satire est celle qu'il adresse à son Esprit, sujet favori encore, toujours le même, rimes, métier d'auteur, portrait de sa propre verve; il s'y peint tout entier avec plus de développement que jamais, avec un feu qui grave merveilleusement sa figure, et qui fait de lui dans l'avenir le type vivant du critique.

La sensibilité de Boileau, on l'a dit, avait passé de bonne heure dans sa raison, et ne faisait qu'un avec elle. Sa passion (car en ce sens il en avait) était toute critique, et s'exhalait par ses jugements. Le vrai dans les ouvrages de l'esprit, voilà de tout temps sa Bérénice à lui, et sa Champmeslé. Quand son droit sens était choqué, il ne se contenait pas, il était prêt plutôt à se faire toutes les querelles :

Et je serai le seul qui ne pourrai rien dire!
On sera ridicule, et je n'oserai rire!...

Et encore, parlant de la vérité dans la satire :

C'est elle qui, m'ouvrant le chemin qu'il faut suivre,
M'inspira, dès quinze ans, la haine d'un sot livre...

la haine des sots livres, et aussi l'amour, le culte des bons ouvrages et des beaux. Quand Boileau loue à plein cœur et à plein sens, comme il est touché et comme il touche! comme son vers d'Aristarque se passionne et s'affectionne!

En vain contre le Cid un ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
L'Académie en corps a beau le censurer,

Le public révolté s'obstine à l'admirer.

Quelle générosité d'accent! comme le sourcil s'est déridé! Cet œil gris petille d'une larme; son vers est bien alors ce vers de la saine satire, et qu'elle épure aux rayons du bon sens, car le bon sens chez lui arrive, à force de chaleur, au rayonnement et à la lumière. Il faudrait relire ici en entier l'Épître à Racine après Phèdre (1677), qui est le triomphe le plus magnifique et le plus inaltéré de ce sentiment de justice, chef-d'œuvre de la poésie critique, où elle sait être tour à tour et à la fois étincelante, échauffante, harmonieuse, attendrissante et fraternelle. Il faut surtout relire ces beaux vers au sujet de la mort de Molière sur lesquels a dù

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