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IV

UN PACHA.

Une barque ou dahabiah appartenant à M. Rollet, négociant savoyard établi à Khartoum et alors absent, partait pour Berber, chargée de dents d'éléphant. M. Bouvaret, de Marseille, fondé de pouvoir du propriétaire, nous invita à y prendre passage moyennant un prix modique; et, pliant, non sans regret, nos tentes, nous nous embarquâmes le 9 mai, nous, nos gens et nos bagages. Nos provisions étaient fort diminuées et aussi beaucoup moins nécessaires, vu qu'on rencontre tout le long du Nil des villages, voire des villes, où l'on se procure sans peine les vivres de première nécessité, du pain, du lait, des moutons. Du vin de Samos avait, comme je l'ai dit précédemment, remplacé le marsalla dont la source était depuis longtemps tarie. Je serais un ingrat si j'omettais d'ajouter que le docteur Peney m'avait fait cadeau de douze bou

teilles de bourgogne, les dernières qui lui restassent.

Nos dromadaires prirent la voie de terre sous la conduite d'un saïs chargé d'en avoir soin, et accompagnés de Hassan, notre soldat de Kassala, sur la surveillance duquel nous pensions pouvoir compter. Nous devions les retrouver à Berber, où leurs services pouvaient nous redevenir nécessaires.

Les dahabiahs du Nil, qu'on appelle aussi canges, ressemblent aux sambouks de la mer Rouge, avec cette différence qu'elles sont plus élégantes et plus commodes. La nôtre avait à l'arrière un salon pourvu de divans et séparé d'une chambre à coucher par une galerie assez large pour que, au besoin, on y pût aussi coucher. Le dessus de cette double ou triple cabine formait une spacieuse dunette où l'on pouvait se promener. La barque portait deux voiles latines et, de plus, quatorze rameurs assis sur deux rangs au centre, comme la chiourme des anciennes galères. Sauf un pagne étroit, tous ces hommes, grands et vigoureux, · étaient nus et d'un noir de suie très-prononcé. Le reïs ou patron, aussi noir qu'eux, était coiffé d'un turban de mousseline et vêtu d'une robe blanche comme son turban.

On devait partir dès le matin; le départ fut retardé par je ne sais quelle difficulté survenue entre M. Bouvaret et le reïs, difficulté résolue en fin de

compte, et sans appel, par une bastonnade en règle administrée au dernier par ordre du gouverneur. L'argument parut concluant au patient, qui fit à l'instant ses préparatifs de départ et n'en parut pas de plus mauvaise humeur. Nous fûmes encore retardés au dernier moment par un de nos domestiques européens, qui, après s'être enivré chez un marchand de vin grec, s'était pris de querelle avec lui et voulait absolument le tuer avant de partir. On eut grand'peine à contenir ce furieux et à le faire embarquer. Le Soudan, et Khartoum en particulier, sont une déplorable école pour tout le monde, surtout pour les subalternes. Il est bien difficile de résister à la contagion des mauvaises mœurs qui y règnent et des mauvais exemples qu'y donnent, tout les premiers, les Européens, sans parler des Turcs, qui ne s'en font pas faute.

Enfin l'on partit. Le docteur Peney et le consul d'Autriche, ayant voulu nous faire la conduite, étaient à bord avec nous, et je jouis de leur société encore plusieurs jours.

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Il se faisait tard le jour baissait; la soirée était fraîche; le ciel avait la limpidité des tropiques. On voguait rapidement sur ce beau Fleuve-Bleu plus que jamais digne de son nom, et dont les bords sont en cet endroit couverts de jardins qui fuyaient derrière nous. Le silence du soir n'était troublé que par le gémissement des sakies. Le soleil se couchait

quand on atteignit le grand Nil formé par la réunion des deux fleuves qui, avant leur mariage, en portent déjà le nom tous les deux : Nil Bleu, elAzrek, et Nil Blanc, el-Abiad. Le dernier, quoique de beaucoup plus considérable, plus rapide et venant de beaucoup plus loin, est cependant le plus étroit des deux à son embouchure : il n'a guère que 440 mètres, tandis que l'autre en a près de 820. Le grand Nil, après leur jonction, en a 1000; sa profondeur moyenne est de 14 à 15 pieds, et son volume d'eau de 9 526 700 par minute. La moyenne du courant est estimée à 2 nœuds. Il est à remarquer que ces mesures sont en pieds anglais et ont été prises à la fin d'octobre, époque des plus grandes eaux. On comprend qu'elles doivent varier suivant que la crue est plus ou moins forte.

La rive du Fleuve-Blanc est couverte sur quelques points de grands acacias à fleurs blanches. Un peu au-dessus du point de jonction est une petite île nommée Touti, où l'on prétend voir des ruines chrétiennes. L'Abiad conserve sa couleur laiteuse, et l'Azrek son bel azur, longtemps encore après leur union, et ils coulent côte à côte sans se mêler, comme l'Arve et le Rhône sous les murs de Genève. Quoique moins limpide et moins brillant à l'œil, le ́premier éveillait en moi plus de curiosité, plus d'intérêt, car c'était l'inconnu. Que de secrets ne recèle-t-il pas dans son sein! D'où viennent ces

ondes mystérieuses? quelles régions ont-elles baignées? quels cieux ont-elles réfléchis? Elles emportent dans l'Océan le mot de toutes ces énigmes. On les contemple avec envie; on les étudie, on les sonde avec ardeur; mais on les interroge en vain : elles passent, passent toujours, muettes, inflexibles dans leur silence; l'homme ici est vaincu par la matière, et l'esprit en sait moins qu'elle.

Tandis que je me livrais à cette stérile contemplation et à ces réflexions humiliantes, deux hippopotames sortirent leur énorme tête du fond des eaux, et ces deux masses monstrueuses se mirent à jouer ensemble comme auraient pu faire deux poulains dans une prairie, comparaison d'autant plus juste que leur nom, dérivé du grec, veut dire, comme on le sait, cheval de rivière, et leur nom arabe, Farass-el-Bahr, a le même sens absolument. Ils paraissaient, disparaissaient, reparaissaient tour à tour, montrant tantôt la tête seulement, tantôt le corps tout entier, et l'onde écumeuse rejaillissait à grand bruit autour d'eux. On leur envoya de la barque, car la première pensée de l'homme est toujours une pensée de destruction, une balle conique à pointe d'acier qui les toucha, mais rebondit dans le fleuve sans même qu'ils s'en aperçussent ni que leurs ébats en fussent le moins du monde troublés. La nuit bientôt nous les fit perdre de vue et voila pour nous les deux rives. Nous avions laissé sur

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