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notre passage à sa résidence de Der-el-Beyda. Risum teneatis, amici.

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M. Burton, qui voyageait alors avec nous, avait été le premier à se moquer des prétentions burlesques de son compatriote, qui était pourtant son ami.« Que voulez-vous? me disait-il en riant; tous les petits hommes s'en font accroire. Et, quant à moi, je ne pouvais m'empêcher de songer bien souvent à la fable de la grenouille qui se voulait faire aussi grosse que le bœuf. Si je cite ces deux faits, et j'en pourrais citer d'autres, ce n'est point par esprit de médisance; c'est comme échantillon de cette vanité anglaise dont l'imperturbable aplomb dépasse toute proportion et laisse bien loin derrière elle jusqu'à la vanité française :

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comme dit le Dante à propos des Siennois, dont l'exubérante vanité le choquait plus même que la nôtre.

Un fait encore, puisque nous voici sur le chapitre de l'Anglais. Il s'était procuré à Djeddah une somme assez ronde, plus forte du moins que celle prise par moi dans la maison Sawa, ainsi que je

1. Inferno, c. XXIX.

l'ai raconté dans mon premier volume; or mon compagnon de voyage avait si mal administré ses finances qu'il n'avait plus d'argent même avant d'atteindre Khartoum, bien qu'il m'en restât assez pour payer ma quote-part jusques au Caire, où nous devions cesser de faire bourse commune. Il essaya en vain de battre monnaie à Khartoum chez des Grecs et je crois aussi chez des juifs, au moyen de traites fournies sur Londres; personne ne lui en voulut donner à cette condition. Ne pouvant, malgré tout, le laisser en plan, force me fut de venir à son aide. N'ayant pas en espèces toute la somme nécessaire, je lui prêtai cinquante guinées en une lettre de change sur M. Husson, mon correspondant, mon ami et le dépositaire de mes fonds. au Caire. Il trouva aussitôt à négocier cette yaleur, et me remit en échange un papier dont j'aurai l'occasion de parler plus tard: car, si je mentionne ce petit détail d'intérieur, c'est qu'il faillit avoir pour moi dans la suite des conséquences fâcheuses.

La veille de notre départ, nous dînâmes à la Mission avec mon excellent ami, le docteur Peney, mais sans le consul d'Autriche, qui, à ce qu'il paraît, n'était pas en odeur de sainteté, du moins dans ce moment-là, auprès de dom Joseph, le procureur du docteur Ignace Knoblecher. La chère fut copieuse, sinon fine, et j'eus au dessert une surprise

des plus agréables : les ouvriers allemands de la Mission, presque tous musiciens comme le sont la plupart de leurs compatriotes, nous donnèrent une sérénade d'instruments à vent qui avait été préparée d'avance. Je ne saurais trouver des mots pour dire l'impression que produisit sur moi cette musique allemande si grave, si sérieuse, si mélancolique, exécutée si loin de son berceau, dans un pays si différent, et par de pauvres exilés qui retrouvaient la patrie en elle. Il y avait des larmes dans chaque note, un regret désolé dans chaque accord. Je n'avais de ma vie éprouvé une émotion musicale aussi profonde, aussi vraie, et le souvenir en est encore vivant en moi. Les fibres de mon cœur vibraient toutes à l'unisson, et j'étais emporté malgré moi en d'ineffables rêves.

Le morceau du concert qui agit sur moi le plus puissamment fut le Chant d'Einsidlein, car c'était pour moi aussi la patrie Einsidlein est un sanctuaire suisse fréquenté par de nombreux pèlerins, et dont le nom seul me reportait tout d'un coup aux premières années de ma jeunesse. Et que j'étais loin, hélas! de ces jours dorés de la jeunesse où tout n'est qu'espérance, ivresse, enchantement! que j'étais loin de mes montagnes ! que j'étais loin de mes glaciers, de mes lacs, de mes forêts, de mes prairies! que j'étais loin des trois clochers étincelants de ma ville natale! que j'étais loin des

miens! que j'étais loin surtout des illusions, des rêves qui me berçaient alors, de ces frémissements de la vie qui naît, qui déborde, de ces amours infinis, de ces inépuisables tendresses qui embrassent la nature entière, l'univers dans son immensité! On croit au bien parce qu'on en sent fermenter en soi tous les germes; on croit à la beauté morale comme à la beauté matérielle, parce que, les supposant inséparables, on éprouve à leur vue des ravissements indicibles; on croit à la justice, au dévouement; on croit les hommes bons parce qu'on est bon soimême, les femmes pures parce qu'on les voit belles; on aime l'humanité, que dis-je ? on la porte dans ses entrailles; on donnerait son sang, sa vie, pour son bonheur et pour sa gloire.

Mais vient l'heure où la foi s'ébranle au rude contact des réalités : une première illusion s'évanouit au souffle glacé de l'expérience, puis une seconde, puis toutes, comme les feuilles des bois tombent aux vents d'automne; et bientôt on ne marche plus qu'à travers des ruines. Il se fait alors dans l'âme un vide immense, une nuit profonde; un regret âpre et morne succède à l'enthousiasme et jette un crêpe funèbre jusque sur la nature; le doute se glisse au cœur comme un ver qui ronge les convictions les plus solides on croit toujours aux principes, car ils sont immuables comme Dieu, éternels comme lui; mais on cesse de croire aux

hommes, du moins à ceux de son temps, et l'on est réduit, pour ne pas tomber dans les abîmes de l'ironie ou du blasphème, à ajourner aux âges futurs, même par delà les âges, l'accomplissement de ses rêves les plus chers.

C'est alors que cherchant hors de soi des diversions, des refuges, les uns vont s'étourdir dans le tumulte du monde; les autres vont tromper leur tristesse, épuiser leurs forces dans de lointains voyages; d'autres encore se flattent de cicatriser leurs blessures dans la solitude, ne demandant, comme Alceste,

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Où d'être homme de bien on ait la liberté.

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