Page images
PDF
EPUB

cis à cet égard; mais l'esclavage, d'ailleurs fort doux en Orient, est si formellement sanctionné par le Koran, qu'il est pour ainsi dire à l'état de dogme dans tout l'islam, et il est si étroitement uni à la vie musulmane qu'il en est inséparable; c'est toute une révolution que de le remplacer par la domesticité, et non-seulement une révolution civile, mais une révolution religieuse. Personne plus que moi ne souhaite la voir s'accomplir; mais il me reste de grands doutes sur cette réforme, comme sur toutes celles que les turcophiles font miroiter à nos yeux. Le Koran est un cercle de fer dont les Turcs ne peuvent sortir sans cesser d'être mahométans, et rien ne prouve qu'ils soient prêts d'abjurer la loi du Prophète.

Il se trouve à l'ouest de Siout un certain nombre d'oasis dont quelques-unes étaient exploitées par un Français à qui Méhemet-Ali les avait concédées, et qu'on appelait pour cette raison le Roi des Oasis. Or ce roi, alors plus qu'octogénaire, était un terroriste pur sang, un ancien ami de Robespierre, ce qui ne l'avait pas empêché d'accepter et de porter le titre de bey. Épave d'un sanglant naufrage, EmBey, tel était son nom, s'était retiré en Égypte après la chute de la république selon son cœur ; il ne l'avait plus quittée, et s'y était naturalisé au point d'en adopter les mœurs, jusqu'au harem inclusivement. On disait même, mais c'était une calomnie,

que son esclave favorite était sa propre fille. Enseveli dans son désert, il y ruminait ses souvenirs comme le chameau rumine ses aliments, et ne voulait rien savoir de ce qui se passait dans le monde : avec la république tout était mort pour lui. J'avais connu au Caire, où il est mort peu de temps après, ce fossile de l'époque révolutionnaire, et retrouvé en lui la personnification fidèle de 1793; il en avait gardé les passions; il en parlait le langage: immuable dans son civisme, il accusait de modérantisme tous ceux qui ne regardaient pas la guillotine comme le meilleur moyen de gouvernement, et sa sensibilité lui faisait une loi de reconnaître l'existence de l'Etre Suprême. C'est de lui que je tiens l'article suivant du catéchisme républicain. On demandait à l'enfant : « Qui es-tu? » A quoi l'enfant devait répondre :

Homme libre, Français, républicain par choix,
Né pour aimer mon frère et servir ma patrie,
Vivre de mon travail ou de mon industrie,
Abhorrer les tyrans et me soumettre aux lois.

[ocr errors]

XV

GROTTES DE BENI-HASSAN.

Après Siout le vent tomba un peu, mais sans cesser d'être contraire. On avançait avec lenteur, tantôt ramant, tantôt halant, car le vent du nord, plus fort que le courant, nous eût ramenés à la première cataracte si on l'avait laissé faire. Un matin qu'une partie de l'équipage dormait dans la cale, tandis que l'autre tirait la corde, les dormeurs s'élancèrent sur le pont tout effarés, en criant à l'aide. La cale était pleine d'eau, et peu s'en fallait qu'ils n'eussent été submergés, asphyxiés pendant leur sommeil. L'eau montait avec rapidité; elle gagnait déjà la cabine, et l'on n'avait pas encore découvert la voie par où elle faisait une si brusque irruption. On la trouva enfin, et l'on y reconnut la dent d'un rat. On la boucha bien vite avec de l'étoupe; on vida la barque aux trois quarts inondée, et tout rentra dans le calme aussitôt. J'en fus quitte pour la perte de

quelques provisions gâtées par l'eau; mais les vivres ne manquent pas sur les bords du Nil; on y trouve abondamment toutes les choses nécessaires à la vie, du lait en quantité, même de buffle à défaut d'autre, du beurre, du fromage, du pain, des œufs, des moutons tant qu'on en veut, des poulets plus qu'on en veut, et des pigeons en si grand nombre que j'ai vu payer la paire un sou.

Ce soir-là, on s'amarra pour la nuit sur une plage nue et déserte en face du mont Abou-Foda, dont les flancs rougeâtres tombent à pic dans le Nil. Ce passage est difficile, à cause des coudes que la montagne fait faire au fleuve, et la force du vent contraire le rendait alors périlleux. Le reïs, en homme prudent, n'avait pas voulu s'y engager si tard, dans la crainte d'y être surpris par la nuit. Le site est austère, sauvage même, et, fermé d'un côté par la masse aride de la montagne, il offre de l'autre ces grandes lignes fuyantes dont la majestueuse uniformité est le trait saillant du paysage égyptien. Ce point est la limite extrême des crocodiles. Plus bas sans doute la chaleur n'est pas assez intense pour faire éclore les œufs que la femelle dépose au milieu des sables. Mais les Arabes ne se payent pas d'une raison si simple, et croient fermement qu'un grand saint d'autrefois leur a défendu d'aller au delà. On sait que le crocodile était adoré par les anciens Égyptiens, et l'on en retrouve encore d'embaumés

dans une caverne voisine. Les hommes commen

cent toujours par rendre un culte à ce qu'ils redoutent, et la terreur a créé plus de dieux que la reconnaissance et l'amour.

Je voyais tous les jours le soleil se coucher dans sa gloire, et tous les jours ce spectacle était nouveau pour moi. Je ne pouvais me lasser de ces magnificences, et ce soir encore j'en fus ébloui. L'or ruisselait de partout; le ciel, le fleuve, la plage et les monts, tout en était inondé. Des bandes pourpre et safran sillonnaient l'horizon, et, quand le soleil eut disparu derrière la chaîne libyque, d'autres feux, des feux innombrables, s'allumèrent au firmament. Quoique les fellahs de ces parages soient mal famés parmi les marins, qui ne le sont pas mieux sans doute parmi les fellahs, la nuit se passa sans visite aucune, et aussi paisible que toutes les autres. A l'aube on s'aventura dans le défilé qu'on avait craint la veille, et l'on en sortit heureusement.

Monfalou est une petite ville dans le genre de Ghirghei, un peu plus vivante, à ce qu'on dit, et où les chrétiens sont assez nombreux. Elle est si près du Nil qu'elle souffre souvent beaucoup des grandes crues, qui chaque fois emportent en passant quelques maisons, quand ce ne sont pas des quartiers entiers. J'eus encore ici le désagrément de me rencontrer avec l'Anglais. A Siout, ma cange avait été en révolution; c'était le tour de la sienne à Monfalou :

« PreviousContinue »