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Après les femmes venaient les troupeaux conduits par des bergers nus, à la voix desquels ils obéissaient docilement. Chaque animal buvait à son tour, et, quand tous avaient bu, le troupeau s'en retournait de lui-même au pâturage. Des chameaux, des ânes, passaient et repassaient à la file. Tous les enfants du village accouraient les uns après les autres, attirés par la curiosité, et se cachaient derrière le tronc des palmiers pour me voir sans être vus. Les hommes n'étaient pas moins curieux, mais ils n'étaient pas si timides; plusieurs se jetaient à la nage pour m'approcher de plus près et attraper quelque monnaie. J'eus encore ici le spectacle d'une noce, mais une noce de fellahs, c'est-à-dire bien modeste. La mariée, ensevelie sous une large étoffe de coton bleu, montait un chameau; un autre portait son petit trousseau rustique; le reste du cortége, composé des parentes et des amies, allait à pied, en poussant par intervalles des cris perlés tout à fait inimitables, et précédé en guise d'almées, de deux vieilles femmes qui jouaient du tar. Une jeune fille se détacha du cortége en m'apercevant, et me vint demander pour la mariée un petit bakschich que je lui envoyai de bien bon cœur.

En voyant fuir derrière moi les montagnes de la Thébaïde, je songeais aux pieux solitaires qui y vécurent en si grand nombre dès les premiers temps

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du christianisme, dans la contemplation et la prière. Ce n'est pas seulement l'Europe païenne qui avait reçu sa religion de l'Égypte; l'Europe chrétienne elle-même en a reçu, sinon la sienne, du moins la forme la plus universelle, la plus vivace qu'elle ait revêtue je veux parler du monachisme, qui est né et qui devait naître de cette terre féconde, alma parens, où la théologie fleurissait pour ainsi dire de soi-même, comme un fruit spontané du sol, et où le nouveau culte avait tourné vite à la mysticité. Nation solitaire et compagne des palmiers, comme dit Pline en parlant des Esséniens, qui, eux aussi, avaient un penchant prononcé pour la vie cénobitique, les anachorètes de la Thébaïde furent les ancêtres spirituels des légions de moines surgies au sein de la chrétienté.

Ainsi, et c'est un fait historique qu'on n'a point assez remarqué, cette antique Égypte, que l'on croit si complétement morte, si étrangère à nous, se perpétue dans les institutions monastiques dont le monde catholique est encore couvert, et son esprit vit dans les cloîtres. Telle est la véritable puissance, qu'un peuple, comme un homme, s'éternise par son génie, et que son ascendant moral règne des siècles encore après que lui-même a cessé d'exister. Auguste privilége de l'intelligence! tandis que les conquêtes matérielles s'évanouissent avec leurs auteurs et souvent avant eux, celles de l'es

prit, surtout de l'esprit religieux, triomphent du temps comme de l'espace, et, de transformation en transformation, s'étendent, se propagent de proche en proche jusqu'à la consommation des âges.

Les matinées étaient d'une adorable fraîcheur, et, quoiqu'on füt au mois de juillet, la chaleur était trèssupportable pendant la journée, pour un homme qui revenait du Soudan. Sans être très-variés, les paysages ne sont cependant pas monotones. Tantôt la plage, envahie par les sables des déserts voisins et confondue avec eux, s'étend jusqu'aux bornes de l'horizon; tantôt les deux chaînes libyque et arabique, aussi arides, aussi désolées l'une que l'autre, et d'un rouge pâle, se rapprochent au point de tomber à pic dans le fleuve resserré entre elles, et leurs hautes murailles ferment la vue des deux côtés. Mais ces sauvages défilés sont rares; le plus souvent les montagnes s'éloignent et laissent un large espace à la culture. Le blé, l'orge et le colza doré, se partagent tout ce qui est arable, sans parler des fèves dont, en Égypte, les animaux et les hommes font une énorme consommation. Mais alors ces riches campagnes n'étaient pas à leur avantage: les récoltes étaient rentrées et le soleil avait tout brûlé. La belle saison de l'Égypte est l'hiver et les premières semaines du printemps. La crue commençait à peine or le Nil employant trois mois à monter, puis trois mois à descendre, ce n'est qu'au

mois de janvier que les terres abandonnées par l'eau et fécondées par elle renaissent à la culture.

Je fis une nouvelle station devant Ghirghei, à l'ombre d'un minaret blanc qui domine le fleuve et sera tôt ou tard, s'il ne l'a déjà été, englouti par lui. Cette ville, d'ailleurs fort insignifiante, n'ayant rien qui tentât ma curiosité, je me contentai d'y envoyer aux provisions Gasparo escorté du Barbarin, et ne quittai pas plus ma cange que la veille à Baleyna. Mais la montagne ne venant point à Mahomet, ce fut Mahomet qui vint à la montagne; je veux dire que, n'allant point à Ghirghei, Ghirghei vint à moi sous la figure de deux prêtres coptes qui me rendirent poliment visite et qu'en revanche je retins à dîner. Voici à quelle circonstance je devais cette attention. Mes amis de Kenné m'avaient prié de recevoir à mon bord jusqu'à Tatah, où il se rendait pour je ne sais quelles affaires, un jeune ecclésiastique de cette communion; je l'avais fort bien, trop bien traité, et il s'était montré d'autant moins gênant qu'il ne parlait absolument qu'arabe. Ayant été saluer en passant ses coreligionnaires de Ghirghei, où ils sont assez nombreux, il en avait ramené deux de ses collègues, dont l'un savait tant bien que mal quelques mots d'italien. La conversation ne fut ni très-animée, ni très-variée; mais enfin l'on n'en fut pas tout à fait réduit au langage des signes, et l'on put communiquer.

Les coptes ont la prétention de descendre des anciens Égyptiens, quoique leurs traits fins, allongés, et fort rapprochés du type juif, ne ressemblent en rien à ceux des antiques bas-reliefs. Ils adoptèrent de bonne heure le christianisme; mais ayant suivi la doctrine d'Eutychès, déclarée hérétique au concile de Chalcédoine, ils furent cruellement persécutés par les Grecs et les Latins. Leur sang coula à flots; les massacres les décimèrent, et c'est par centaines de mille qu'ils comptent leurs martyrs. Ils appelèrent à leur secours les Arabes, déjà maîtres de la Palestine, et Amrou, général d'Omar, ayant conquis l'Égypte, ils obtinrent d'abord des vainqueurs le libre exercice de leur culte; mais cette tolérance ne fut pas de longue durée, et ils n'eurent guère moins à souffrir des musulmans que des orthodoxes. Aujourd'hui cependant ils ne sont plus inquiétés et pratiquent leur religion en toute sécurité. Ils sont même entrés depuis longtemps, et par la force des choses, dans les diverses administrations du pays : car leur capacité est bien supérieure à celle des Turcs, et, bon gré mal gré, l'intelligence reprend toujours ses droits. Toutefois ils jouissent d'une fort petite considération, et les avanies ne leur sont pas épargnées. Leur nombre du reste a beaucoup diminué : de six cent mille qu'ils étaient jadis, ils ne sont plus maintenant que quinze à vingt mille, dispersés dans toute l'étendue du territoire égyptien.

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