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moment les ruines; étrange accompagnement d'une si mélancolique visite! L'Anglais, qui méprisait profondément les monuments d'Égypte et les honorait à peine d'un regard, avait, en revanche, fait la connaissance des officiers, et en reçut d'autant plus de politesses qu'on l'avait fait ou qu'il s'était fait passer lui-même pour cousin de la reine Victoria.

Voulant faire mes adieux à Thèbes, je montai sur une butte artificielle, visiblement formée par les décombres de quelque monument entièrement détruit; était-ce un palais? était-ce un temple? Je ne saurais le dire; mais c'était à coup sûr un édifice considérable. J'avais derrière moi, mais à une grande distance, la chaîne arabique, qui là s'écarte du Nil pour s'enfoncer dans le désert, et dont les teintes violettes étaient adoucies par l'éloignement. De l'autre côté du fleuve et plus près de lui, se développait, dans toute son aridité, la chaîne libyque où dorment, peuples et rois, toutes les générations thébaines. Le fleuve déroulait paisiblement du sud au nord ses larges ondes couleur d'azur. J'apercevais les monuments dispersés sur la rive occidentale et devinais ceux qui m'étaient cachés par les mouvements du terrain. Le colosse de Memnon dressait sa tête par-dessus un bouquet de palmiers et m'apparaissait comme le génie. de la mort assis sur les ruines de la ville aux cent portes.

A mes pieds s'étendait, de Louqsor aux bornes de

l'horizon, la vaste plaine de Karnak, hérissée de ses palais, de ses temples, et partout couverte de montagnes de débris. Quelques arbustes, quelques palmiers semés çà et là, s'élèvent seuls parmi les décombres. Le tombeau d'un cheik apparaît au sud. Une immense porte carrée debout dans le désert, et sous laquelle personne ne passe depuis des siècles, encadre au loin un large pan du ciel et redouble par son aspect mélancolique la désolation répandue sur ce morne tableau.

Je me plaisais à reconstruire par la pensée les édifices dont mon regard embrassait les ruines et la ville elle-même, l'Ophe des pharaons, avec ses larges quais populeux, ses ponts, ses rues bordées de colosses, ses places monumentales, ses cent portes par chacune desquelles sortaient, au dire d'Homère, dix mille cavaliers armés; je voyais passer et repasser à travers les colonnades le cortége des prêtres de la grande triade diospolitaine; je voyais rentrer en triomphe dans leur capitale les rois victorieux, puis, bientôt après, leur convoi funèbre s'acheminer lentement vers la vallée de la mort.

Pendant que je m'abandonnais à ces contemplations rétrospectives, deux petits lacs à demi desséchés, peuplés de canards sauvages et bordés de roseaux, brillaient au soleil comme de l'argent liquide. Des nuées d'oies voyageuses traversaient l'espace. Un chacal invisible vagissait dans le loin

tain comme un enfant éploré, et les éperviers nichés dans les temples lui répondaient par des cris furieux. Quelques huttes en terre sont tapies au milieu des ruines, et, plus faites pour des animaux que pour des hommes, servent d'habitation à de pauvres fellahs; l'excès de la misère succède à l'excès de la magnificence. De l'une d'elles sortit une femme voilée et enveloppée d'une longue étoffe de coton bleu : elle portait entre ses deux mains un grand vase en bois rempli de lait, qu'elle vint m'offrir en silence sur la butte où j'étais assis. Une chèvre noire à oreilles pendantes la suivait en bêlant, et un petit enfant nu se traînait à quatre pattes dans la poussière pour essayer d'en faire autant. Elle écarta son voile en m'abordant, car j'étais seul, et elle devinait bien que je n'étais pas musulman. Ses yeux étaient vifs, ses dents belles, et ses petites mains auraient pu faire envie à bien des Européennes. Je proportionnai mon backchich à sa bonne grâce, à sa jolie figure, et elle me baisa la main en signe de reconnaissance. Son enfant l'ayant enfin rejointe, elle l'enleva dans ses bras et s'en retourna chez elle en chantant.

Quant à moi, je remontai sur mon âne et regagnai ma cange à Louqsor pour partir le soir même. Le signor Battista m'y vint faire ses adieux, et, le vent m'ayant favorisé, j'étais le lendemain à Kenné. Je ne mentionnerai que pour mémoire les ruines de

Coptos, devant lesquelles je passai dans la journée. Les temples en avaient été démolis par les chrétiens pour construire une église, elle-même en ruines aujourd'hui, et qui offre encore le singulier spectacle de bas-reliefs idolâtres confondus avec des images chrétiennes.

XIV

SIOUT.

Avant d'entrer Kenné, bâti sur la rive droite du Nil, débarrassons-nous tout de suite du temple de Denderah, situé sur la rive opposée. Une large plaine absolument déserte le sépare du fleuve. Comme il est plus bas que le sol, on ne l'aperçoit qu'en y arrivant. Les abords et l'intérieur en ont été déblayés; on peut donc l'étudier tout à son aise, et l'on y jouit, pendant les heures chaudes de la journée, d'une fraîcheur délicieuse. Il n'y manque pas une pierre; aucun monument d'Égypte n'est mieux conservé. Les proportions en sont admirables : c'est la grâce unie à la majesté. Mais autant l'architecture en est noble et sévère, autant les sculptures en sont médiocres, pour ne pas dire plus. L'architecture, art mathématique, chiffré pour ainsi dire, se conserve plus longtemps dans sa pureté primitive que la sculpture plus libre dans son allure, plus

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