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leux ne sont que ténèbres, comparés à ces nuits

splendides.

C'est ainsi que je fis mes adieux à la Nubie. Mon voyage était fini. Le lendemain je rentrais en Égypte, pays trop connu, trop fréquenté, trop raconté pour qu'il m'offrit l'intérêt des contrées si peu connues, si nouvelles, que je venais de parcourir. Aussi vais-je, à partir d'ici, être bien plus sobre de détails, me borner à des croquis, à des esquisses, et n'entreprendrai-je point de décrire des sites, des monuments, des populations que tant d'autres, et de plus compétents, ont décrits avant moi. Il m'a toujours répugné de me traîner sur les traces d'autrui, el d'écrire des livres avec des livres rien n'est plus ingrat à mes yeux que de refaire des ouvrages déjà faits mille et mille fois. De plus, pour dire des choses neuves sur l'Égypte, et pour se faire une opinion à soi sur tant de points controversés, il faudrait des connaissances spéciales que je n'ai point et ne peux plus acquérir. J'ignore la langue des hiéroglyphes et les autres écritures sacrées ou profanes gravées sur les monuments des Pharaons. En eussé-je d'ailleurs fait mon étude, cette connaissance me serait aujourd'hui bien inutile, puisque mes yeux presque éteints ne peuvent ni ne pourront plus jamais rien lire, pas même les caractères enflammés du firma

ment.

يه

XII

ASSOUAN.

Le lendemain dès le matin, nos bagages furent chargés sur des chameaux, et, monté moi-même sur un âne, je pris la route d'Assouan. La distance est d'une heure ou deux, et le chemin couvert de sable. A mi-route, je rencontrai une nouvelle chaîne de déportés, qu'une escouade d'Arnautes conduisait à leur destination. Ces malheureux avaient les fers aux mains, quelques-uns même aux pieds, et, malgré ce surcroît de barbarie, ils étaient obligés de marcher dans un sable mouvant où l'on enfonçait à chaque pas jusqu'à la cheville. Plusieurs paraissaient débiles et déjà presque exténués; mais ni aux uns, ni aux autres, pas même à ces derniers, leurs gardiens n'avaient fait la charité d'un chameau, d'un baudet. Je n'étais rappelé que par des spectacles de ce genre à la civilisation dont la dynastie des nouveaux Pharaons a doté l'Égypte du xix siècle.

Les plus riches carrières d'Assouan, la Syène d'autrefois, ces inépuisables mines de granit rose qui ont donné tant de chefs-d'œuvre à l'antique Égypte, étaient sur cette roule, et sont telles encore que les ouvriers les ont laissées il y a deux mille ans. On dirait qu'ils les ont quittées la veille, et qu'ils vont reprendre demain leur travail interrompu. Les ouvrages commencés sont là qui attendent la dernière main, comme cela se voit encore en Sicile, dans les carrières de Sélinonte ;mais celles de Syène ont de plus pour la science archéologique l'intérêt des inscriptions hiéroglyphiques gravées en grand nombre sur les rochers, toutes, ou presque toutes, du temps des Pharaons. Aucune époque n'a laissé sur la terre des traces plus profondes, plus ineffaçables. D'immenses cimetières hors d'usage bordent ces chantiers de pierres abandonnés. Désolation sur désolation! Une mosquée en ruine et la tombe d'un saint musulman, bâties l'une et l'autre sur les hauteurs voisines, dominent ces lieux funèbres.

Arrivés à la ville longtemps avant nos bagages et nos gens, nous mîmes pied à terre sous un magnifique sycomore qui s'élève à la porte du Divan et tout près du Nil. Ne sachant trop où nous loger, nous attendions quelque passant officieux qui nous indiquât un gîte. Notre vœu fut rempli. Deux marchands européens, tous les deux vêtus à l'égyptienne, et israélites tous les deux, nous abordèrent

en italien et nous offrirent poliment leurs services. Établis à Assouan pour leurs affaires, ils faisaient principalement le commerce de la gomme, et la tiraient du Cordofan, où des domestiques barbarins à leur service, et chargés de leurs capitaux, voyageaient pour leur compte; confiance extraordinaire dont les Nubiens en général et les Barbarins en particulier se montrent dignes à tous égards. L'un de ces négociants était de Trieste et se nommait Girolamo Morpurgo, nom éminemment triestin et porté par des notabilités commerciales que j'avais connues dans cette ville. L'autre, dont je ne me rappelle ou n'ai su que le prénom, Giuseppe, c'est à dire Joseph, était Livournais. Ils nous dirent qu'il n'y avait à Assouan ni auberge ni caravansérail, vu que les nombreux touristes qui fréquentent cette ville en hiver habitent leurs canges. Ce que nous avions donc de mieux à faire, nous qui n'en avions pas, était de dresser nos tentes dans un endroit qu'ils nous indiquèrent. C'était un petit bois de palmiers situé à l'entrée de la ville, à cent pas du fleuve. Nous suivîmes leur conseil, et nous voilà campés encore une fois comme en plein désert.

Mais ce lieu, quoique hors de la ville, était loin d'être un désert. D'abord nous avions là des ânes et des âniers loués par nous à la journée pour faire nos courses, comme ailleurs on a des fiacres. Nous avions de plus à notre service une manière de

cicerone indigène qui s'était imposé à nous dès l'arrivée, et, armé d'un énorme parasol en toile blanche, faisait nos commissions, nos emplettes, accompagnait au marché Gasparo, et nous citait avec orgueil les illustres milords-beys qui l'avaient honoré de leur confiance. Les touristes de la blanche Albion règnent, hélas! en Égypte comme en Italie. Jusqu'ici il n'y a rien à dire; mais le moins beau de notre affaire était la proximité de deux cafés hantés comme on va le voir, et d'un camp de soldats irréguliers dressé non loin du nôtre, entre le Nil et les palmiers. Ces troupes, arrivées du Caire le soir même, et dirigées sur Khartoum, étaient destinées à cette fameuse campagne d'Abyssinie dont j'ai parlé déjà plusieurs fois et qui n'a point abouti. J'ai dit ailleurs, et chacun sait du reste, ce qu'est cette milice irrégulière, effrénée, ce ramassis d'Arnautes, de Kurdes, ces bachi-bouzouks en un mot,

....

puisqu'il faut l'appeler par son nom.

On comprend dès lors ce qu'un tel voisinage avait d'incommode.

Pour en revenir aux deux cafés ci-dessus, et quels cafés! ils avaient pour habituées des filles ou femmes de condition libre, qu'Abbas-Pacha avait exilées du Caire et reléguées aux confins de l'Égypte or ce quartier, sorte de banlieue mal famée, était pré

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