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vraiment dignes de ce nom. Les chemins de fer sont bons pour les faiseurs d'affaires et les commis-voyageurs; lorsqu'on n'est ni l'un ni l'autre, on les subit comme une nécessité, mais on les évite toutes les fois qu'on le peut. Quand il y en aura dans le désert, il n'y aura plus de désert, et ce ne sera pas la peine d'aller si loin; on n'y trouvera plus ce qui plaît en lui, ce qui attache, ce qui fait prendre en patience, même en plaisir, les privations, les fatigues, et jusqu'aux dangers. Ce qu'on aime du désert, et ce qui en aura disparu, c'est la caravane, le dromadaire, la tente, les longues rêveries, les contemplations infinies, les doux loisirs, la solitude, le silence, la liberté.

X

BASSE NUBIE.

Partis du Nil, nous étions revenus au Nil en évitant l'immense coude qu'il décrit d'Abou-Hamed à Ouadi-Halfa. Mais en suivant cette route et en ne reprenant le fleuve qu'à Korosko, j'avais manqué plusieurs temples dont les ruines en couvrent les deux rives, de ce dernier village à la seconde cataracte. De ce nombre, et l'un des plus curieux, est celui d'Amada, consacré à Phré, le dieu à tête d'épervier, qui n'était autre que le Soleil; ce temple, ainsi que beaucoup d'autres, fut converti en église chrétienne au temps où la loi du Crucifié régnait au bord du Nil; on y voit encore les restes d'un clocher, et des images d'apôtres, de saints, confondues, étrange union! avec les divinités de l'antique Égypte. Plus haut est le temple de Derr, capitale des Knouz et de la Basse Nubie, fondé par Sésostris; ceux d'Ibrim, l'ancienne Primis, lesquels sont

au nombre de quatre, tous de l'époque pharaonique; et enfin celui de Djebel-Addah, tout près de la deuxième cataracte.

Mais les temples que je regrettais le plus d'avoir laissés derrière moi étaient ceux d'Abou-Zembil (Père de l'Épervier), dont on a fait par corruption Ebsambol, Ipsamboul ou Ibsamboul. Ces deux vastes temples, creusés dans le roc et envahis par les sables, sont les plus grands de toute la Nubie, et remontent à la meilleure époque de l'art égyptien. La figure de Rhamsès le Grand, le Sésostris des Occidentaux, y est reproduite sous toutes les formes, d'abord dans quatre colosses assis, hauts de soixante pieds, et placés à la façade du plus grand des deux monuments; puis dans des bas-reliefs exécutés à l'intérieur, et où les actions du conquérant sont représentées avec une vérité historique infiniment précieuse pour l'intelligence de ces temps reculés. J'eus un moment l'idée de revenir sur mes pas jusque-là; mais ce voyage assez long offrait alors tant de difficultés, et je devais d'ailleurs, sans compter Thèbes, rencontrer sur ma route tant d'autres temples, que je renonçai à mon projet.

Korosko est, comme Berber, sur la rive droite du Nil, à égale distance, ou peu s'en faut, de la deuxième et de la première cataracte. Une chaîne de montagnes rocheuses et rougeâtres, celle-là même qui m'avait frappé le matin, borde la rive opposée et

attriste la vue par son aridité. Korosko est un méchant village qui, étant de ce côté la tête de l'Atmour-Belâ-Ma, comme Abou-Hamed l'est de l'autre, doit aussi quelque importance à sa position et au concours des caravanes. Les maisons sont en terre, carrées, basses, séparées les unes des autres, et ombragées de palmiers pour la plupart. Le khan des voyageurs est bâti au bord du fleuve, pourvu de dépendances assez commodes, et devant la porte s'élèvent de magnifiques sycomores. Je m'y reposai une grande partie du jour, en bénissant les mains hospitalières qui les ont plantés.

Nous devions reprendre ici notre navigation interrompue à Berber, et l'on nous avait dit, renseignement arabe, que nous y trouverions autant de barques que nous en voudrions pour nous conduire à Assouan. Nous n'en trouvâmes qu'une seule. Le reïs profita, abusa naturellement de la circonstance pour nous faire des conditions fort dures : il exigea deux cents piastres; la moitié eût suffi. Mais il en fallait bien passer par là, sous peine de demeurer dans ce lieu perdu, Dieu sait combien de jours. Les officiers turcs que nous avions rencontrés deux fois et deux fois évités, arrivèrent dans la journée et nous demandèrent, avec une indiscrétion poussée jusqu'à la naïveté, le passage gratuit sur la barque que nous venions de fréter. Outre que leur compagnie nous agréait peu, cette barque était si exiguë,

si incommode, qu'elle était à peine suffisante pour nous et nos gens. Par ces considérations et par d'autres encore, la requête des pétitionnaires n'eut aucun succès et fut repoussée à l'unanimité.

Je remarquai, non sans quelque surprise, qu'à l'exception de deux ou trois marins étendus sur le rivage, je ne vis pas un seul habitant, homme ou femme, pendant les douze heures que je passai à Korosko. Il part de leur village et il y arrive tant de caravanes de toute espèce, que la présence des étrangers n'a plus rien qui les étonne; sans compter que le fleuve est sillonné tout l'hiver par des touristes des deux sexes on fait aujourd'hui le voyage des cataractes comme on faisait autrefois son tour d'Italie. Maintenant que j'y pense, je suppose que notre vieil ami le léopard, délivré de sa cage de voyage et couché à la porte du caravansérail, était un épouvantail pour la population et tenait tout le monde à distance. Ignorant son humeur bénévole, personne n'osait sans doute affronter, même de loin, ses formidables mâchoires. Le soir, en revanche, nous eûmes la visite des autorités, celle du cheik en particulier, lequel remplit dans son village les mêmes fonctions que son collègue d'Abou-Hamed exerce dans le sien; mais, grâce à Dieu, nous n'avions pas besoin de ses services intéressés, et nous en avions fini avec les cheiks du désert. Nous reçûmes nos visiteurs en plein air, à l'ombre des sy

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