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surément pour lui, la liberté lui fut rendue. Arrivé à Khartoum, on l'interrogea en vain; il ne put ni ne sut rien raconter de ce qu'il avait vu. Le sultan du Darfour l'avait bien jugé. J'ai oublié de dire que ce voyageur si peu clairvoyant et si court d'esprit avait été tambour dans l'armée française.

Si les Darfouriens ne laissent sortir de chez eux aucun étranger, ils en sortent cependant eux-mêmes, témoin Siteh Souakin, la propre tante d'Adah, le sultan régnant, laquelle, en bonne musulmane qu'elle était (le Darfour est musulman), voulant faire le pèlerinage de la Mekke, arriva à Khartoum dans l'été de 1851, avec une grande suite d'officiers et d'esclaves pour gagner de là Djeddah par le Nil, le désert et la mer Rouge. Le pacha et les consuls s'empressèrent de lui présenter leurs hommages. Ils la trouvèrent assise et voilée, ayant sous ses pieds deux tabourets vivants, je veux dire deux esclaves accroupies et immobiles comme des sphinx. Elle était entourée de ses officiers, de ses interprètes et de ses femmes, voilées comme elle. Une boîte d'allumettes chimiques les plongea tous dans une stupeur superstitieuse; mais ce qui étonna le plus la princesse africaine fut un miroir : en s'y voyant réfléchie, elle eut peur, et le rejeta vivement derrière elle. Au brusque mouvement qu'elle fit alors, son voile se dérangea, et l'on put reconnaître que c'était une femme de quarante à quarante-cinq ans, d'un

noir d'ébène, belle encore quoique avec des traits fortement accentués.

Les marchands européens établis à Khartoum lui offrirent en présent des soieries, des savons parfumés, divers cosmétiques, des bonbons qu'elle reçut avec les démonstrations d'une joie enfantine. Les marchands en prirent occasion de lui dire combien ils désiraient l'entrée libre du Darfour, pour faire commerce de toutes ces bonnes choses avec les habitants. Sur quoi elle leur promit solennellement d'employer toute son influence sur son neveu le sultan Adah, afin d'obtenir de lui, à son retour de la Mekke, ce qu'ils souhaitaient et ce qu'elle même ne souhaitait pas moins qu'eux. Sept ans se sont passés depuis cette époque, et, malgré les promesses de Siteh Souakin, le Darfour est resté fermé aussi rigoureusement que par le passé.

II

KHARTOUM.

En cessant d'être le siége d'un gouvernement indépendant, la ville de Sennår ne tarda pas à tomber en décadence, et la ville de Khartoum fut bâtie pour lui succéder, pour la supplanter. Le lieu qu'elle occupe s'appelait déjà, avant qu'il s'y élevât aucune habitation, Cap Ras-el-Khartoum, nom qu'a pris la nouvelle cité. Sa position au point de jonction des deux Nils, à égale distance du Fazogl et du Cordofan, est admirablement choisie pour être la capitale du Soudan égyptien : aussi est-elle le centre et l'entrepôt de tout le commerce de cette contrée. Les deux Nils y versent à l'envi les produits du Sud, dents d'éléphants et d'hippopotames, cornes de rhinocéros, gomme, poudre d'or, plumes d'autruche, esclaves; et le grand Nil, formé de la réunion des deux, les emporte à la Méditerranée, d'où il rapporte en échange les produits d'Europe, tels que

mousselines, calicots, draps, couvertures, soieries, de la poudre, du tabac, de l'arak, du sucre, du riz, du café et des épices. Les vins grecs y arrivent aussi en assez grande quantité, et, nonobstant les prescriptions du Koran, y sont fort recherchés des Turcs, qui n'ont pas un goût moins prononcé pour le marasquin et les autres liqueurs du Levant.

Malgré la variété de ces divers articles et d'autres encore, tels que bestiaux, grains, dattes, toiles du pays, d'ailleurs fort grossières, le chiffre total du commerce d'exportation ne s'élève pas à plus de trois millions; il serait facile de le porter à vingt, pour peu que la production fût encouragée. La population du Soudan égyptien est évaluée à deux millions d'habitants, tant nomades que sédentaires, ceux-ci adonnés à l'agriculture, les autres à l'élève des troupeaux, et telle est la fertilité du sol, qu'un dixième seulement, en étant mis en valeur, suffit aux besoins des indigènes. Les terres cultivées donnent jusqu'à quatre récoltes par an. Le maïs, ou dourah, est le grand produit des terres soudaniennes, et ne se paye guère que 1 fr. 50 c. l'ardeb (100 kilos environ); au Caire il en vaut 15. Un bœuf se vend en moyenne 12 fr. Le coton croît naturellement dans toute l'étendue du Soudan, mais on n'en tire que peu de parti; si l'on en développait la culture, l'Europe s'y pourrait approvisionner, et cesserait peutêtre un jour d'être à cet égard tributaire de l'Amé

rique du Nord. Il en est de même de l'indigo et de la canne à sucre. Il y a dans les montagnes des mines de fer qu'on n'exploite pas, et diverses essences de bois de construction qu'on laisse pourrir sur place, et qui, expédiés par le Nil, seraient singulièrement utiles à l'Égypte, laquelle en manque à tel point que les planches lui viennent tout ouvrées d'Europe.

Grâce à son heureuse situation, au concours des caravanes et au mouvement du commerce, la ville de Khartoum a pris un développement rapide: fondée en 1823, elle compte aujourd'hui de 30 à 35 mille habitants, Turcs, Arabes, nègres indigènes, sans parler des juifs, des Grecs en assez grand nombre, et des Coptes, ces derniers formant une petite Église chrétienne au milieu des infidèles. Quant aux Européens proprement dits, car les Grecs ne passent pas pour tels parmi les Turcs, j'aurai l'occasion d'en parler tout à l'heure. La ville n'est ni fortifiée, ni même fermée. Sa garnison, de trois mille hommes environ, est composée de Nubiens esclaves et de bachibouzouks. Elle couvre un grand espace à cause des jardins intérieurs qui y sont très-vastes et très-nombreux. Les rues et les places sont poudreuses, irrégulières et percées au hasard sans aucun plan; chacun a bâti où il a voulu et comme il a voulu : aussi le désordre et la confusion règnent-ils dans les constructions. A l'exception d'un certain nombre de

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