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et rien d'intéressant ne s'offrait plus à mes yeux. Le vent nous emportait rapidement, et les rames étaient oisives, comme elles l'avaient été pendant presque tout le voyage. Jamais navigation ne fut plus heureuse; elle avait dépassé toutes nos espérances. Déduction faite de notre séjour à Sourourab et de notre excursion aux Tarabils d'Assour, nous avions fait, en moins de cinq jours, et en stationnant toutes les nuits, un trajet qui exige souvent plusieurs semaines, même au temps de la crue, beaucoup plus favorable que la saison des basses eaux où nous nous trouvions. Mais nous avions eu le vent constamment propice, et pas le moindre accident n'avait ralenti notre marche.

L'équipage était dans la joie; n'ayant autre chose à faire qu'à se divertir, il se livra, aux approches de Berber, à une fantasia qui dura jusqu'au soir. C'étaient des chants sans fin, mais toujours les mêmes, car la variété est un besoin de la civilisation tout à fait inconnu des sauvages rien n'est blasé en eux, et leur oreille moins que tout le reste. Une note unique, mille et mille fois répétée, suffit à leur plaisir, que dis-je? à leur bonheur, et finit par les jeter dans l'extase. D'ordinaire l'un des rameurs commençait tout seul; après quoi les autres reprenaient en chœur, sinon en partie, et le final se terminait toujours par des cris d'allégresse que l'écho des deux rives répétait longtemps.

Le reïs, entraîné par l'exemple, ne dédaignait pas de prendre part à la fête : il chantait comme les autres, battait la mesure dans ses mains, et, accroupi sur les talons, remplissait les fonctions de chef d'orchestre. Il y mettait tant d'ardeur, qu'il me rappelait le vieil Habeneck à son pupitre du Conservatoire. Je n'ai d'ailleurs que peu de chose à dire de lui. Nonobstant sa bastonnade de Khartoum, dont, il est vrai, nous étions parfaitement innocents, il se montra complaisant pour nous pendant tout le voyage, et d'une humeur trèségale. La barque dont le commandement lui était confié était tenue suffisamment bien; il y régnait un certain ordre et une certaine discipline: seulement, mais il n'en pouvait mais, elle était pleine de cancrelas, ce hideux scarabée qui s'empare des navires sous les latitudes chaudes, et que le froid seul parvient à détruire. Nous en trouvions partout, dans notre linge, dans nos habits, dans nos lits, dans nos provisions, et jusque dans l'eau des gouleh. Mais on s'habitue à tout, et nous avions fini par n'y plus faire aucune attention. Je passe sous silence les rats, dont toutes ces barques sont infestées, et qui rongèrent ma tente pendant la traversée. Quelques-uns laissaient après eux une forte odeur de

musc.

Il était dix heures du soir quand nous abordâmes à Berber; on compte, de Khartoum à cette

ville, une soixantaine de lieues. L'heure était trop avancée pour qu'il nous fût possible de débarquer, et nous passâmes cette nuit encore dans la dahabiah. C'était la sixième que nous y passions.

VI

BERBER.

M. Lafargue, un négociant français établi dans le pays, nous donna l'hospitalité à Berber, et nous abandonna, pour nous et nos gens, dans sa propre maison, tout un corps de logis qu'il n'habitait pas. Il en occupait un autre avec sa famille à l'extrémité d'un jardin qui nous séparait. Tout en étant chez lui, nous étions donc parfaitement chez

nous.

Sa famille se composait d'une jeune et très-noire Abyssinienne nommée Marie, qu'il avait épousée dans toutes les règles, bien que plus âgé qu'elle de quelque trente ans, et qui lui avait donné en légitime mariage un petit mulâtre aux trois quarts idiot; le croisement des deux couleurs, des deux races, et le mélange du sang français avec le sang africain, n'avaient pas cette fois produit un heureux résultat. Aussitôt mariée, Mme Lafargue, puisqu'il faut l'ap

peler par son nom, s'était habillée à l'européenne, sans oublier le chapeau; mais elle avait oublié la chaussure, et ne portait ni bas ni souliers. Elle aurait mieux fait de ne rien porter du tout, je veux dire rien d'européen: jolie et faite à ravir, elle l'eût paru davantage encore dans son premier costume. Elle soignait son inari, malade alors de la fièvre, avec sollicitude, ou du moins avec assiduité. Elle comprenait le français, le parlait au besoin; mais la présence d'étrangers lui imposait, et, quoique je la visse plusieurs fois par jour, c'était tout au plus si nous échangions de temps en temps quelques mots, tant la timidité paralysait sa langue.

Nous trouvâmes à Berber un autre Européen à peine âgé de quinze à seize ans, qui avait déjà fait une expédition commerciale sur le Fleuve-Blanc. Savoyard de naissance, et neveu de M. Vaudey, consul de Sardaigne à Khartoum, il attendait ici le retour de son oncle, au moment même où celui-ci périssait misérablement, comme je l'ai dit plus haut, sous les flèches des sauvages. M. Jules, c'était le nom de ce jeune homme, nous servit de cicerone et nous fit les honneurs de l'endroit en lieu et place de notre hôte, que sa maladie empêchait de sortir. M. Jules était naturellement l'ami de la maison Lafargue.

La province de Berber formait alors une mudirie

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