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avaient remis en mémoire tous ses méfaits et nous en avaient appris de nouveaux. Nous ne demandions point au pacha, son supérieur direct, la révocation du coupable, mesure qui dépassait ses pouvoirs; nous lui demandions seulement de le suspendre de ses fonctions et de le rappeler à Khartoum pendant qu'on lui ferait son procès au Caire.

J'ai dit ailleurs quelle issue eut cette affaire, et je n'y reviendrai pas ici. Je ne répéterai pas non plus combien nous trouvâmes Ali-Pacha peu disposé à faire droit à nos réclamations; comment nous triomphâmes de sa résistance et obtînmes enfin satisfaction. Mais cette scène, assez vive des deux côtés, fut signalée par un trait de mœurs trop caractéristique pour être passé sous silence.

L'Anglais, sachant l'arabe, se chargea naturellement de porter la parole, tant en mon nom qu'au sien; qu'il s'en acquittât bien ou mal, toujours est-il que le pacha le comprenait parfaitement, et il répondit très-exactement aux premières ouvertures. Mais, dès qu'on entra dans le vif de la question, il fit semblant de ne plus comprendre, et objecta qu'il ne savait pas l'arabe. Ce n'était là qu'un stratagème à l'usage des Turcs, et imaginé pour nous embarrasser autant que pour compliquer l'affaire, en faisant passer les demandes et les réponses par la bouche plus ou moins fidèle d'un interprète. De

cette façon le pacha était moins exposé à se compromettre et n'entendrait que ce qu'il voudrait entendre. Ajoutez à cela que, par respect et encore plus par crainte, les interprètes, étant d'ordinaire des subalternes, ont grand soin d'adoucir, en les traduisant à leurs supérieurs, les paroles qui pourraient blesser leurs oreilles: on reste ainsi de part et d'autre dans les à peu près. Ne voulant pas, quant à moi, être mystifié par le pacha, j'imitai son exemple, et déclarai qu'ignorant la langue turque, je désirais m'expliquer dans une langue européenne. Il se trouva là juste à point un Arnaute qui parlait turc et italien, et qui remplit hic et nunc les fonctions de trucheman. Tous les subterfuges, toutes les roueries de notre homme ne lui servirent à rien; il lui fallut en fin de compte céder à notre insistance et à notre résolution. Le consul d'Autriche, présent à la conférence, se chargea du reste.

A peine sortis du Divan, nous montâmes à cheval et partimes immédiatement pour rejoindre notre cange, amarrée depuis quatre jours à la grève. Quelques minutes après, le Nil nous emportait vers Berber.

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V

HAUTE NUBIE.

Nous voguions depuis Khartoum entre deux rives basses qui permettent de découvrir dans leur immensité les plaines déroulées à perte de vue des deux côtés. J'eus le même spectacle toute la journée du 14. De grands troupeaux de chameaux venaient boire au fleuve. Vers la fin du jour, la nature changea et prit un grand caractère. Le Nil incline brusquement du sud au nord-est, et s'engouffre plutôt qu'il ne se resserre entre deux chaînes de montagnes granitiques entièrement nues et de l'aspect le plus sauvage. Surgissant tout à coup du sein des plaines, ces montagnes sont moins hautes en réalité qu'elles ne le paraissent par comparaison: le pic principal, Djebel-Rayan, n'a pas 700 pieds de haut; mais son isolement double et triple ses dimensions véritables. Seul entre tous les autres, il est boisé, couvert d'une riche végétation, et son som

met offre un belvédère dont rien n'égale la mélancolique grandeur: car de là, panorama sublime, l'œil voit fuir le Nil à travers les rochers, et plane aussi loin qu'il peut porter sur cette Ile de Méroé, qui réveille tant de souvenirs.

On a devant soi le désert de Naga jusqu'au Djebel-Ardan, où florissait jadis une ville dont le nom même est perdu, mais dont quelques tronçons de colonnes, quelques pans de murs écroulés, des sculptures aux trois quarts effacées, des basreliefs mutilés, des statues enterrées dans les sables, attestent encore l'existence; plus loin sont les temples presque entièrement disparus de Messaourat, qui furent le collége, le Vatican de ces prêtres redoutables, sous l'empire desquels tremblait l'antique Éthiopie. La tradition musulmane, conforme sur ce point à l'histoire, dit que de saints et puissants fakihs faisaient leur résidence dans ce lieu vénéré et lui ont laissé leur nom. Les hyènes et les chacals l'habitent seuls aujourd'hui. Plus loin encore sont d'autres ruines, d'autres temples renversés, d'autres cités évanouies comme celle de Naga, des portiques à moitié tombés, des autels sans dieux, sans idoles, des fondations méconnaissables, des puits creusés dans le roc par la main de générations inconnues et desséchés depuis des siècles, mille vestiges enfin d'une civilisation mystérieuse, descendue, pour

n'en jamais sortir, dans les abîmes du silence et de l'oubli.

Ce site austère se nomme Gherri, et les montagnes qui en font la beauté forment la limite entre le Soudan et la Nubie. Il doit son nom à un village en paille épars sur le rivage et habité par la tribu des Hassanieh. Des mines de sel gemme exploitées par eux se trouvent dans le voisinage, et des porphyres répandus çà et là prouvent que ce sol illustre et déshérité est de première création. De loin en loin croissent quelques dattiers, arbre fort rare dans ces latitudes. C'est là encore qu'est la septième cataracte à partir d'Assouan, où se trouve la première, vu qu'allant du connu à l'inconnu, on les compte en remontant le fleuve, non en le descendant, puisque sa source est ignorée. Nous franchîmes ce rapide sans trop de peine, quoiqu'on fût alors dans la saison des plus basses eaux, époque où les rochers sont à nu et le passage par conséquent plus difficile. J'ai oublié de dire que les crocodiles nous tinrent compagnie toute la journée.

Nous passâmes cette nuit fort paisiblement amarrés à une petite île de verdure habitée par quelques familles arabes. Comme il faisait encore jour quand on y relâcha, j'y mis pied à terre et me vis entouré presque aussitôt par quelques-uns de ses habitants, qu'attirait la curiosité. C'étaient des pasteurs nomades de la tribu des Hassanieh. Ils me

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