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Sur les ais d'un theatre en public exhauffe,
Fit paroiftre l'Acteur d'un brodequin chauffé.
Sophocle enfin donnant l'effor à fon genie,
Accrut encor la pompe, augmenta l'harmonie,
Intereffa le Choeur dans toute l'Action,
Des vers trop rabotteux polit l'expreffion,
Lui donna chez les Grecs cette hauteur divine
Où jamais n'atteignit la foibleffe Latine.

Chez nos de vots Ayeux le Theatre abhorré
Fut long-temps dans la France un plaifir ignoré.
De Pelerins, dit-on, une Troupe groffiere
En public à Paris y monta la premiere,
Et fottement zelée en fa fimplicité

Joüa les Saints, la Vierge, & Dieu, par pieté.
Le fçavoir à la fin diffipant l'ignorance,
Fit voir de ce projet la devote imprudence.
On chaffa ces Docteurs prefchans fans miffion.
On vid renaitre Hector, Andromaque, Ilion.
Seulement, les Acteurs laiffant le mafque antique,
Le violon tint lieu de Choeur & de mufique.

Bien-toft l'Amour fertile en tendres fentimens
S'empara du Theatre, ainfi que des Romans.
De cette Paffion la fenfible peinture

Eft pour aller au coeur la route la plus fûre.
Peignez donc, j'y confens, les Heros amoureux.
Mais ne m'en formez pas des Bergers doucereux.
Qu'Achille aime autrement que Tyrfis & Philene.
N'allez pas
d'un Cyrus nous faire un Artamene:
Et que l'amour fouvent de remors combattu
Paroiffe une foibleffe & non une vertu.

Des Heros de Roman fuyez les petiteffes:

Toutefois aux grands cœurs donnez quelques foibleffes.
Achille déplairoit moins boüillant & moins promt.
J'aime à lui voir verfer des pleurs pour un affront.
A ces petits defauts marquez dans fa peinture,
L'efprit avec plaifir reconnoist la nature.
Qu'il foit fur ce modele en vos écrits tracé.
Qu'Agamemnon foit fier, fuperbe, intereffé.

Que

Que pour les Dieux Enée ait un respect auftere.
Confervez à chacun fon propre caractere.
Des Siecles, des Païs, étudiez les mœurs.
Les climats font fouvent les diverfes humeurs.
Gardez donc de donner, ainfi que dans Clelie,.
L'air, ni l'efprit François à l'antique Italie,
Et, fous des noms Romains faifant noftre portrait,,
Peindre Caton galant & Brutus dameret.
Dans un Roman frivole aifément tout s'excuse.
C'eft affez qu'en courant la fiction amuse.
Trop de rigueur alors feroit hors de faifon :
Mais la Scene demande une exacte raison,
L'étroite bienfeance y veut eftre gardée.

D'un nouveau Perfonnage inventez-vous l'idée ?
Qu'en tout avec foi-mefme il fe montre d'accord,
Et qu'il foit jufqu'au bout tel qu'on l'a vû d'abord.
Souvent, fans y penfer, un Ecrivain qui s'aime,
Forme tous fes Heros femblables à foi-mefme.
Tout a l'humeur Gascone, en un Auteur Gascon..
Calprenede & Juba * parlent du mesmeton.

La nature eft en nous plus diverfe & plus fage.. Chaque paffion parle un different langage. La Colere eft fuperbe, & veut des mots altiers. L'Abattement s'explique en des termes moins fiers.. Que devant Troye en flamme Hecube defolée. Ne vienne pas pouffer une plainte em poulée,. Ni fans raifon décrire en quels affreux païs, Par fept bouches l'Euxin reçoit le Tanais. † Tous ces pompeux amas d'expreffions frivoles Sont d'un Declamateur amoureux des paroles. Il faut dans la douleur que vous vous abaiffiez. Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez. Ces grands mots dont alors l'Acteur emplit fa bouche,. Ne partent point d'un cœur que fa mifere touche.

Le Theatre fertile en Cenfeurs pointilleux, Chez nous pour se produire eft un champ perilleux.

H 5

Heros de la Cleopatre. Séneque Tragique Troade Sc. 1,

Un

Un Auteur n'y fait pas de faciles conquestes.
Il trouve à le fifler des bouches toûjours preftes,
Chacun le peut traiter de Fat & d'Ignorant.
C'est un droit qu'à la porte on achete en entrant.
Il faut qu'en cent façons, pour plaire, il fe replie:
Que tantoft il s'éleve, & tantoft s'humilie:
Qu'en nobles fentimens il foit par tout fecond:
Qu'il foit aifé, folide, agreable, profond:
Que de traits furprenans fans ceffe il nous réveille :
Qu'il coure dans fes vers de merveille en merveille:
Et que tout ce qu'il dit facile à retenir,

De fon ouvrage en nous laiffe un long fouvenir.
Ainfi la Tragedie agit, marche, & s'explique.
D'un air plus grand encor la Poëfie Epique,
Dans le valte recit d'une longue action,
Se foutient par la Fable, & vit de fiction.
Là pour nous enchanter tout eft mis en ufage:
Tout prend un corps, une ame, un efprit, un vifage.
Chaque vertu devient une Divinité.

Minerve eft la Prudence, & Venus la Beauté.
Ce n'eft plus la vapeur qui produit le tonnerre ;
C'eft Jupiter armé pour effrayer la Terre.
Un orage terrible aux yeux des matelots,

C'eft Neptune en couroux qui gourmande les flots.
Echo n'eft plus un fon qui dans l'air retentisse :
C'est une Nymphe en pleurs qui fe plaint de Narciffe,
Ainli, dans cet amas de nobles fictions,

Le Poëte s'égaye en mille inventions,

Orne, éleve, embellit, agrandit toutes chofes,
Et trouve fous fa main des fleurs toûjours écloses.
Qu'Enée & fes vaiffeaux par le vent écartez
Soient aux bords Africains d'un orage emportez;
Ce n'est qu'une aventure ordinaire & commune,
Qu'un coup peu furprenant des traits de la Fortune.
Mais que Junon conftante en fon averfion.
Pourfuive fur les flots les reftes d'Ilion:
Qu'Eole en fa faveur les chaffant d'Italie,
Ouvre aux Vents mutinez les prifons d'Eolic:

Que

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Que Neptune en couroux, s'élevant fur la mer,
D'un mot calme les flots, mette la paix dans l'air,
Délivre les vaiffeaux, des Syrtes les arrache;
C'est là ce qui furprend, frappe, faifit, attache :
Sans tous ces ornemens le vers tombe en langueur,
La Poëfie eft morte, ou rampe fans vigueur:
Le Poëte n'eft plus qu'un Orateur timide,
Qu'un froid Hiftorien d'une Fable infipide.

C'est donc bien vainement que nos Auteurs deceus,
Banniffant de leurs vers ces ornemens receus,
Penfent faire agir Dieu, fes Saints, & fes Prophetes,
Comme ces Dieux éclos du cerveau des Poëtes:
Mettent à chaque pas le Lecteur en Enfer :
N'offrent rien qu'Aftaroth, Belzebuth, Lucifer.
De la foi d'un Chreftien les myfteres terribles
D'ornemens égayés ne font point fufceptibles.
L'Evangile à l'efprit n'offre de tous coftés
Que penitence à faire, & tourmens meritez:
Et de vos fictions le mélange coupable,
Mesme à ses veritez donne l'air de la Fable.

Et quel objet enfin à prefenter aux yeux,
Que le Diable toûjours heurlant contre les Cieux,
Qui de vostre Heros veut rabaiffer la gloire,

Et fouvent avec Dieu balance la victoire?

Le Taffe, dira-t-on, l'a fait avec fuccés.
Je ne veux point ici lui faire fon procés:
Mais quoy que noftre Siecle à fa gloire publie,
Il n'eut point de fon Livre illuftré l'Italie;
Si fon fage Heros toûjours en oraifon,
N'euft fait que mettre enfin Sathan à la raison,
Et fi Renaud, Argant, Tancrede, & fa Maistreffe
N'euffent de fon fujet égayé la trifteffe.

Ce n'eft pas que j'approuve, en un fujet Chrétien,
Un Auteur follement idolâtre & Payen.
Mais dans une profane & riante peinture,
De n'ofer de la Fable employer la figure,
De chaffer les Tritons de l'empire des eaux,
D'ofter à Pan fa flûte, aux Parques leurs ciseaux,

H. 6

D'em

D'empefcher que Caron dans la fatale barque,
Ainfi que le Berger, ne paffe le Monarque;
C'eft d'un fcrupule vain s'alarmer fottement,
Et vouloir aux Lecteurs plaire fans agrément.
Bien-toft ils défendront de peindre la Prudence:
De donner à Themis ni bandeau, ni balance:
De figurer aux yeux la Guerre au front d'airain:
Ou le Temps qui s'enfuit une horloge à la main:
Et par tout des difcours, comme une idolatrie,
Dans leur faux zele, iront chaffer l'Allegorie..
Laiffons-les s'applaudir de leur pieuse erreur:
Mais pour nous, banniffons une vaine terreur,
Et n'allons point parmi nos ridicules fonges,
Du Dieu de verité, faire un Dieu de menfonges.
La Fable offre à l'efprit mille agrémens divers.
Là tous les noms heureux femblent nés pour les vers,
Ulyffe, Agamemnon, Orefte, Idomenée,
Helene, Menelas, Paris, Hector, Enée,
O le plaifant projet d'un Poëte ignorant,
Qui de tant de Heros va choifir Childebrand!
D'un feul nom quelquefois le fon dur, ou bizarre
Rend un Poëme entier, ou burlefque ou barbare.
Voulez-vous long-temps plaire, & jamais ne laffer?
Faites choix d'un Heros propre à m'intereffer,
En valeur éclatant, en vertus magnifique.

Qu'en lui, jufqu'aux defauts, tout fe montre heroïque:
Que fes faits furprenans foient dignes d'eftre ouïs:
Qu'il foit tel que Cefar, Alexandre, ou Louïs,
Non, tel que Polynice, & fon per fide frere.
On s'ennuie aux exploits d'un Conquerant vulgaire.
N'offrez point un Sujet d'incidens trap chargé,
Le feul couroux d'Achille avec art ménagé
Remplit abondamment une Iliade entiere.
Souvent trop d'abondance appauvrit la matiere.
Soyez vif & preffe dans vos narrations.
Soyez riche & pompeux dans vos defcriptions.
C'est là qu'il faut des vers étaler l'élegance.
N'y prefentez jamais de baffe circonitance..

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