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AVERTISSEMENT

2513 MAIN

Il y a plus de trente ans, Sainte-Beuve écrivait, à propos de l'importance toujours croissante de l'érudition dans la critique littéraire : « Le danger serait, si l'on y abondait sans réserve, de trop dispenser le critique de vues et d'idées, et surtout de talent. Moyennant quelque pièce inédite qu'on produirait, on se croirait exempté d'avoir du goût. L'aperçu, cette chose légère, courrait risque d'être étouffé sous le document... Se pourrait-il que déjà l'ère des scoliastes eût commencé pour la France, et que nous en fussions désormais, comme œuvre capitale, à dresser notre inventaire? Voilà un pronostic que j'essaie en vain d'écarter'. »

Ces craintes de l'illustre critique étaient excessives: il a prouvé lui-même avec éclat, et beaucoup d'autres avec lui, que la sûreté laborieuse et l'étendue de l'information n'étouffent pas toujours le goût, et qu'on peut faire à la

1. 19 novembre 1849, Causeries du Lundi, t. I, p. 118. Sainte-Beuve revient avec détail sur les mêmes idées dans un autre passage (même recueil, t. XV, p. 376 et suiv., leçon d'ouverture faite à l'École normale, le 12 avril 1858, la Tradition en littérature).

fois œuvre de science et œuvre d'art. Il signalait cependant un écueil que le critique ne devrait jamais perdre de vue : la stérilité, en matière d'histoire littéraire, de la recherche érudite exclusivement poursuivie pour elle-même, du document considéré non plus comme moyen, mais comme but. Dans le travail qu'on va lire, nous n'avons rien négligé pour établir nos appréciations sur une base solide, et, autant que possible, nouvelle; afin de donner une idée fidèle et complète de notre auteur, nous avons multiplié les recherches personnelles dans les bibliothèques, les dépôts publics, les collections particulières et tâché de réunir tous les documents, imprimés ou inédits, connus ou inconnus, qui pouvaient éclairer notre jugement. Mais nous n'avons jamais oublié que le vif sentiment de la beauté littéraire doit avant tout inspirer un travail de littėrature, qu'au souci de l'exactitude doit toujours s'unir celui de la composition, qu'entre la rhétorique vide et l'érudition stérile, il y a place pour la vraie critique, qui juge, dispose et choisit. Si ce n'est point ce que nous avons fait, c'est du moins ce que nous avons voulu faire.

Nous ne nous dissimulons pas que nous arrivons un peu tard. Grâce à l'Académie française, qui avait proposé l'éloge de Marivaux comme sujet du prix d'éloquence décerné en 1880, jamais l'auteur des Fausses Confidences n'a mis autant de plumes en mouvement que dans ces derniers mois. Outre le vainqueur, plusieurs des concurrents ont publié leurs travaux, et la curiosité des lecteurs a été amplement satisfaite; peut-être même est-elle déjà blasée.

Nous avons cru cependant pouvoir soumettre au public un ouvrage commencé bien avant que Marivaux ne fût

inscrit sur les programmes de l'Académie, et qui, par ses proportions comme par son objet, s'écarte du genre pro

pre à l'éloge académique. Même après les intéressantes études de MM. de Lescure, Reinach, Fleury, Gossot, Lavollée, de M Chateauminois', peut-être reste-t-il quelque chose à dire. Notre manuscrit était terminé dès le mois de décembre 1880; nous n'avons pu, par conséquent, profiter de ces études autant que nous aurions voulu; cependant, nous avons pris le temps de citer en note quelques-unes des appréciations de nos devanciers, parfois même de les discuter. Il y a deux écrivains dans Marivaux, l'un bien connu, l'auteur dramatique et le romancier, car c'est de celui-là qu'on s'est le plus occupé jusqu'à présent; l'autre, presque ignoré, le moraliste et le critique. Sans négliger le premier, le présent travail essaie de remettre le second en lumière; peut-être même, bien qu'il ne vise nullement à l'originalité de parti pris, en résultera-t-il, pour l'un et pour l'autre, un Marivaux quelque peu différent de celui que l'on connaît. Ce sera là, sinon sa nouveauté, du moins le côté par lequel il espère mériter l'indulgence de ses juges et du lecteur.

On s'étonnera peut-être de voir un gros volume consacré à un écrivain dont le nom est devenu synonyme de grâce légère et piquante. Mais nous avons voulu étudier et faire

1. De Lescure, Éloge de Marivaux, séance publique de l'Académie fran çaise, 5 août 1880; Joseph Reinach, Marivaux, dans la Réforme des 1er et 15 novembre, 1er et 15 décembre 1880, 1er et 15 janvier, 1er février 1881; Jean Fleury, Marivaux et le marivaudage, 1 vol. in-8°, Paris, Plon, 1881; Emile Gossot, Marivaux moraliste, 1 vol. in-12, Paris, Didier, 1881; René Lavollée, Marivaux inconnu, Paris, 1880, brochure in-8°, extraite de la Revue de France, Mile Marie Chateauminois, Éloge de Marivaux, dans la Revue politique et littéraire du 8 mai 1880.

connaître son œuvre entière. Cette œuvre est très considérable; de là l'étendue de notre travail. Nous croyons Marivaux capable de justifier et de supporter un examen aussi détaillé. Nous avons beaucoup cité, non seulement notre auteur et les documents originaux, mais encore la plupart des écrivains, qui, directement ou indirectement, nous ont précédé dans l'étude de Marivaux et de son temps. Bien que les citations, quel que soit le mérite des auteurs cités, alourdissent toujours un ouvrage, et qu'elles étendent encore celui-ci, déjà très étendu par luimême, elles étaient, ce nous semble, indispensables à l'objet de notre travail donner non seulement notre appréciation personnelle sur Marivaux, mais encore le résultat d'une sorte d'enquête à son sujet. En outre, nous croyions remplir un devoir de stricte probité littéraire en ne faisant tort à personne de ce qui avait pu être dit avant nous; c'est dans ce but que nous avons autant que possible séparé ces citations de notre texte et que la plupart se trouvent dans les notes, avec l'indication exacte de leur auteur et de l'ouvrage ou recueil d'où elles sont tirées. Enfin, désireux d'être complet, nous tenions au moins à indiquer la plus grande partie des appréciations justes ou fausses, indulgentes ou sévères, dont Marivaux a été l'objet jusqu'à présent. La plupart sont disséminées dans des recueils périodiques, souvent très volumineux; le lecteur nous saura gré de les avoir réunies à son intention, lorsqu'elles étaient asssez courtes pour être citées; dans le cas contraire, de lui indiquer où il pourrait les retrouver.

Bien des personnes nous ont encouragé ou aidé dans nos recherches; nous aurons souvent l'occasion de les

citer et de montrer combien nous leur sommes redevable. Mais nous nous faisons un devoir de nommer dès à présent MM. Émile Perrin, administrateur général, François Coppée, bibliothécaire, Georges Monval, archiviste de la ComédieFrançaise; MM. Bertal, Lavoix fils, Barringer, bibliothécaires, Blanchet, employé à la Bibliothèque nationale; MM. Lehot et Boissonnade, bibliothécaires à la Bibliothèque de l'Université; MM. les conservateurs et employés de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, qui nous ont libéralement ouvert leur riche collection de journaux littéraires du siècle dernier; enfin et surtout l'éminent professeur auquel ce livre est dédié. Nous avons souvent fait appel à leur obligeance; nous ne l'avons jamais ni épuisée ni lassée. Si nous désirons quelque succès pour l'œuvre de conscience et d'application que nous publions aujourd'hui, c'est en grande partie afin qu'ils n'aient pas à regretter leurs bons offices.

G. L.

1. Nous ne saurions oublier notre collègue et ami M. J. Favre, qui a partagé avec nous la tâche ingrate et laborieuse de la correction des épreuves.

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