Page images
PDF
EPUB

première représentation, car, alors comme aujourd'hui, confrères de l'auteur, gens de lettres, critiques, habitués des cafés littéraires, étaient là, et plusieurs fois ils empêchèrent la pièce d'aller jusqu'au bout. Après deux ou trois représentations, lorsque le public ordinaire remplaçait le public spécial du premier jour, souvent la pièce se relevait; Marivaux le constate Presque aucune de mes pièces n'a bien pris d'abord; leur succès n'est venu que dans la suite; » et il ajoute, non sans malice peut-être : « Je l'aime bien mieux de cette manière-là 1. » Plusieurs fois, par ce goût de l'anonyme qu'il a souvent montré, il se fait jouer sans donner son nom et sans annonce préalable dans les journaux. En ce cas, la première représentation marche sans encombre 3; mais lorsque, aux représentations suivantes, le nom de l'auteur est enfin connu, vite les cafés arrivent, et le succès du premier soir disparaît comme par enchantement'. Si, par malheur, avant la première représentation, Marivaux ne parvenait pas à cacher parfaitement qu'il fût l'auteur d'un ouvrage ainsi représenté, l'échec était certain; furieux de ce qu'ils appelaient « une manière de frauder les droits de la critique », tous les critiques «acoquinés aux hantises » des cafés Procope, Gradot et de la

1. Avertissement des Serments indiscrets. On vient de voir qu'un de ses chefs-d'œuvre, le Legs, était tombé le premier soir et s'était relevé aux représentations suivantes. De même pour la seconde Surprise de l'Amour, mais il y avait pour celle-ci une autre cause; voy. ci-dessus, p. 65, n. 2.

2. Quelquefois même il prend un pseudonyme. Ainsi pour la Réunion des Amours, donnée au Théâtre-Français le 9 novembre 1731, il se fait nommer M. de la Clède (Poulet-Malassis, Théâtre de Marivaux, Bibliographie, p. 11). Peut-être avait-il eu pour collaborateur un écrivain de ce nom, qui publiait, trois ans après, une Histoire du Portugal (voy, le Pour et le Contre, t. V, p. 122).

3. Pour la Joie imprévue (Théâtre-Italien, 7 juillet 1738), il ne se fait pas nommer, et la pièce est applaudie; de même pour le Préjugé vaincu (Théâtre-Français, 26 août 1846).

4. Ainsi pour les Sincères (Théâtre-Français, 13 janvier 1739), très applaudis le premier soir, sifflés le lendemain.

5. Le Mercure, février 1734, à propos du Prince travesti (Théâtre-Italien, 5 février 1724), très mal accueilli le premier soir, parce qu'il avait été joué sans annonce. Desboulmiers dit à ce sujet : « C'est la première pièce qui ait été donnée au Théâtre Italien sans être affichée, pour éviter la cabale dont elle était menacée. » M. V. Fournel croyait certainement désigner le Prince travesti, qui a pour second titre l'Illustre aventurier, lorsqu'il écrivait dans ses Curiosités théâtrales (p. 153), très curieuses en effet et presque toujours

mère Laurent, arrivaient; ils se surpassaient, et, comme disait Desfontaines, la pièce était « magnifiquement sifflée ». Mais il arrivait encore que, même après un échec de ce genre, plus soigneusement organisé que de coutume, la pièce se relevait 1.

Il est difficile de déterminer avec précision quels furent les organisateurs de cabales contre Marivaux; les ennemis ne lui manquaient pas, et l'on serait embarrassé de choisir parmi eux, car les recueils du temps ne citent pas de noms propres. Cependant, rangeons-y de confiance une bonne partie de ses

exactes « Marivaux prit la précaution de ne pas faire afficher son Illustre amante. »

Nous voyons aussi telle pièce de Marivaux, applaudie à la scène, fort critiquée dès qu'elle paraissait en brochure. Piron le constate dans une épître en vers au comte de Livry (23 septembre 1733) :

Le calme succède à l'orage;

Ce jour, poussé d'un heureux vent,
Le parterre applaudit l'ouvrage
Sifflé deux jours auparavant,

Et, poussé d'un vent tout contraire,

Sur le théâtre ayant à faux

Applaudi Monsieur Marivaux,

Fut le siffler chez le libraire.

Le sot juge de nos travaux!

Cent fois plus sot qui veut lui plaire!

1. Ce même Prince travesti : « La seconde représentation a été des plus complètes; elle s'est passée sans tumulte, les beaux endroits ont été raisonnablement applaudis. » (Mercure, février 1724.) Le succès dura longtemps. Il en était en somme au dix-huitième siècle comme de nos jours le vrai public avait moins de part à la chute ou au succès des pièces que ce monde particulier que l'on nomme à présent Tout-Paris. Dans un curieux passage, description pittoresque d'une sortie de première aux environs de 1735, Piron dit nettement où et comment se décidait leur sort. On nous permettra de reproduire ce piquant tableau de genre; bien qu'il se rapporte à une pièce de La Chaussée, il est tout aussi vrai de celles de Marivaux : « Les spectacles finissaient; on était au mois de décembre, et l'on venait de donner au Théâtre-Français la première représentation d'une comédie de M. de La Chaussée. L'auditoire éploré s'écoulait à grands flots dans la rue, et donnait du nez dans une averse qui tombait depuis un quart d'heure. L'obscurité était des plus épaisses; l'air retentissait du claquement des fouets de cent cochers, de leurs cris scandaleux et du nom des laquais de toutes les provinces du royaume. Des torches sans nombre s'agitaient au milieu de l'air qu'elles empestaient, et ne représentaient pas mal celles qu'en ce moment les furies du Parnasse secouaient au fond du cœur de l'auteur encore incertain de son sort. Cependant de jeunes abbés, graves arbitres des réputations littéraires, la plupart en rabats et manteaux courts, à travers les timons de cent carrosses ébranlés, à droite comme à gauche, franchissaient gaillardement le ruisseau devenu rivière pour courir aux opinions

-

-

confrères, la jalousie est de tous les temps, des critiques qui avaient à se venger de ses mépris 1, des « piliers » de café et de cabaret, qui ne lui pardonnaient pas d'être homme de salon et de bonne compagnie. Enfin, on est presque sûr qu'il eut à subir au théâtre l'hostilité du plus redoutable de tous les hommes de lettres du temps, Voltaire, qui le détestait, nous allons le voir, dont l'influence était grande sur le monde des premières représentations, et qui savait si bien, non seulement faire réussir ses propres pièces, mais encore faire tomber celles des autres. Voltaire était à Paris le 8 juin 1732, le jour de la première représentation des Serments indiscrets, particulièrement difficile, comme on l'a vu, et, dès le 29 avril, il avait écrit à M. de Fourmont: « Nous allons avoir cet été une comédie en prose du sieur Marivaux, sous le titre les Serments indiscrets. Vous croyez bien qu'il y aura beaucoup de métaphysique et peu de naturel; et que les cafés applaudiront, pendant que les honnêtes gens n'entendront rien. » Les cafés ne devaient pas applaudir; ce n'était guère leur habitude pour Marivaux, et Voltaire le savait bien; quant aux «< honnêtes gens », un mot commode et dont on

[ocr errors]

chez Procope et pour y prononcer souverainement. » (Œuvres, t. VII, p. 320.) Voyez encore, dans Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire, t. II, p. 213, une curieuse description du café Procope après la première représentation de Sémiramis, Voltaire assistant incognito à la critique de sa pièce; et, dans les Mémoires de Duclos, une étude assez détaillée sur les cafés Procope et Gradot (OEuvres, édit. Belin, t. I, p. 21 à 23). Sur la manière dont s'organisaient et manœuvraient les cabales, on trouve dans les Mémoires de Mademoiselle Quinault aînée (1836, 2 vol. in-8, t. II, p. 326 à 333), une longue et intéressante lettre du président Hénault (22 février 1734), rendant compte de la première représentation d'Adélaïde Duguesclin, qui tomba sous les efforts des ducs de Rohan-Chabot et de Sully, secondés par Desfontaines et le violon Travenol : c'est un bulletin très détaillé, qui donne une idée exacte de ces sortes de bataille. A partir de 1739 environ, le grand organisateur des cabales est le chevalier de La Morlière, véritable condottiere du théâtre, bravo du sifflet ou de la plume, qui se fait entrepreneur de succès et de chutes dramatiques, avec le café Procope pour quartier général MM. Edouard Thierry (Moniteur universel du 4 juin 1857) et M. Charles Monselet (les Oubliés et les Dédaignés, édit. in-12, p. 215 et suiv.) ont exposé la tactique dont il usait. Voyez aussi la satire de Voltaire sur les Cabales (1772), avec les notes dont il accompagne son propre poème, sous le pseudonyme de M. de Morza (édit. L. Moland, t, X. p. 177 et suiv.). Pour les différentes époques de notre histoire dramatique, on trouvera une étude d'ensemble dans les Curiosités théâtrales, chap. xi, de M. V. Fournel. 1. On verra ci-après, p. 99, comment il les traitait.

abuse pour désigner ceux qui pensent comme nous, on peut, connaissant Voltaire, affirmer que leur hostilité était en partie

son œuvre.

On verra, au cours de la présente étude, défiler encore d'autres ennemis de Marivaux, déclarés ou secrets, critiques peu bienveillants sous une forme polie, ou pamphlétaires injurieux. A vrai dire, nous voyons bien ses ennemis, mais, sauf Fontenelle et La Motte, Helvétius et peut-être Duclos, nous nous demandons quels étaient ses amis, sur qui il pouvait compter, en cas de besoin, un soir de première, ou lorsqu'il faisait paraître quelque nouveau livre. Nous savons comment le traitaient les cafés, qu'il ne fréquentait pas; nous saurons bientôt ce que la critique disait de lui; nous le verrons détesté par le parti philosophique, injurié par Voltaire, parodié par Crébillon, désigné par Destouches en des allusions envieuses. On abusait étrangement de sa mansuétude et de la réserve si digne, si exempte de jalousie, qu'il montrait envers ses confrères, dans un temps où les littérateurs se déchiraient entre eux, et où la république des lettres ne brillait point par la concorde. Aujourd'hui, à distance, nous ne voyons que les résultats de cette époque féconde; nous nous arrêtons peu aux mesquines rivalités qui déparent le caractère de ces grands écrivains. Cependant, à y regarder de près, on reconnaîtrait qu'en somme, si les lettrés de nos jours ne pèchent point par excès d'admiration mutuelle, ils observent mieux, sauf quelques exceptions regrettables, les convenances réciproques et sont plus habiles à cacher leurs jalousies.

[blocks in formation]

L'absence d'amertume et la facilité de résignation dont Marivaux faisait preuve sembleront d'autant plus méritoires, si l'on songe qu'à l'époque où il refusait de croire aux cabales montées contre ses pièces, il n'avait plus pour vivre d'autres ressources que le produit de son travail. Jusqu'en 1722 il pouvait écrire à son heure et sans préoccupation de gain, car il était relativement riche; son père lui avait laissé «< une honnête fortune», qui lui assurait le bien-être et l'indépendance. Très désintéressé, il se contentait de jouir de son aisance, sans songer à l'augmenter, ce qui pourtant lui eût été facile, grâce aux relations que son origine lui créait parmi les gens de finance malgré sa médiocre estime pour l'ensemble de la corporation, il était l'ami de quelques-uns, d'Helvétius notamment et de Lallemant de Bez. Il avait décliné toute proposition à ce sujet, lorsque, au plus beau moment du système de Law, il se rendit, pour son malheur, aux sollicitations de ses amis et consentit à se laisser enrichir 3. Sa fortune en effet fut

1. Lesbros, p. 5.

2. Id., p. 37. On connaît Helvétius; quant à Lallemant de Bez, son nom revient assez souvent dans les écrits du temps, notamment dans le Journal de Barbier. On verra ci-après (p. 125) que sa maison était une de celles que fréquentait le plus Marivaux.

3. C'était le temps, dit Duclos, « où chacun s'imaginait pouvoir devenir riche, sans que personne devînt pauvre. » (Mémoires, t. I. p. 18 des OEuvres.)

« PreviousContinue »