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longues suites d'aventures incohérentes une courte et vive. boutade qui lui échappe vers la même époque, sous forme de brochure, le Triomphe du Bilboquet. A propos d'un rien, d'une frivolité passagère de la mode, il trouvait sans doute matière à dissertation ingénieuse, à morale mondaine. On venait de reprendre, avec une véritable fureur d'engouement, le jouet enfantin cher au seizième siècle : le bilboquet se voyait partout, dans les salons aux mains des dames, sur le théâtre aux mains des actrices, qui, sans souci de la situation, s'en amusaient en attendant la réplique1. Marivaux voulut protester, au nom de l'esprit, de l'amour et de la raison, contre cet intrus qui menaçait de mettre en fuite causeurs et spectateurs 2.

Vers la même époque, il entrait, grâce à La Motte, au Nouveau Mercure, qui, sous la direction de l'abbé Buchet, soutenait, au nom des Modernes, le plus fort de la lutte contre les Anciens, et, dans une série d'articles dont il reprendra plus tard la forme et l'idée dans son Spectateur français, il faisait son apprentissage d'observateur avec une sûreté de coup d'œil et une finesse d'aimable raillerie qui furent vite remarquées. Cette fois, il ne tâtonne plus; on trouve Marivaux tout entier dans ces élégantes satires des petits travers du temps, cette minutieuse étude des apparences diverses de la vanité, cette analyse si pénétrante et si vraie, dans sa malice indulgente, des petits mystères du cœur féminin.

Ici encore, comme dans ses précédents ouvrages, Marivaux garde l'anonyme, mais sa manière est trop originale pour ne point frapper les lecteurs. On se demande avec étonnement qui est l'auteur de ces réflexions sur le peuple, les beaux esprits, les hommes et les femmes de qualité. Un nouveau Théophraste, répond le Mercure 3. Aussitôt Marivaux de protes

1. « Il y a cinquante ans, écrivait Sablier en 1764, que le bilboquet était en règne. Ce jeu monta jusque sur le théâtre, et j'ai vu M Desmares s'en amuser au milieu de ses rôles de suivante, au grand contentement du parterre. » (Variétés amusantes et sérieuses, édition de 1769, t. III, p. 351.)

2. Nous n'avons pu trouver ce Triomphe du Bilboquet ou la Défaite de l'Esprit, de l'Amour et de la Raison, mentionné par Quérard (la France littéraire), dans aucune des bibliothèques de Paris, et il n'est pas sûr que Quérard lui-même l'ait eu entre les mains, car, contrairement à son habitude constante, il ne donne pas le nom de l'éditeur.

3. Septembre 1717. Voici la note de l'auteur du Mercure, en tête d'un second article de Marivaux, sur les Bourgeois : « Après avoir peint assez

ter contre un titre trop ambitieux et qui blesse sa modestie. Malgré sa prédilection pour les Modernes, il respecte les Anciens et ne prétend pas les égaler : « Quand on aurait à présent, ditil, autant de génie que les hommes de cet ordre, on n'irait jamais jusqu'à gagner leur nom ou la valeur de l'idée qu'on a d'eux. C'en est fait, ils ont moissonné dans l'esprit des hommes le plus beau de l'estime qu'il peut donner là-dessus, et l'on n'y fait plus que glaner : moi, qui n'y prétends rien, moi, qui n'y peux rien prétendre, moi, dont tous les petits ouvrages sont nés du caprice,... je me trouverais chargé ainsi du poids d'un nom qui compromettrait avec le public le peu que j'ai de force. >> Nous aurons à revenir sur les opinions littéraires de Marivaux, quand il s'agira d'établir quelle fut sa véritable attitude dans la querelle des Anciens et des Modernes. Mais, dès maintenant, nous pouvons remarquer qu'il est difficile, après avoir lu cette déclaration modeste et mesurée, de le regarder naturellement, le mois dernier, le caractère du peuple de Paris, on ne sera peut-être pas fâché que le nouveau Théophraste essaye de donner quelques coups de crayon sur les mœurs bourgeoises. Si le premier chapitre a eu des approbateurs de goût, pour les traits de vivacité et de génie qu'ils y ont remarqués, il faut espérer que le second n'en aura pas moins cette matière en promet beaucoup. >>

1. On reconnaît ici une pensée famense et jusqu'aux expressions de la Bruyère, que Marivaux aimait fort, et dont il devait plus tard, plaidant pro domo sua (voy. ci-après, quatrième partie, chap. v), louer le style « singulier» « Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes. » (Des Ouvrages de l'esprit, § 1.)

2. Mercure, octobre 1717. Cette lettre a été citée pour la première fois par M. Edouard Fournier (p. Ix); d'Alembert en parle (p. 619, n. 27), mais sans en rien donner. Dès lors, les articles de Marivaux parurent au Mercure signés de son nom. De mon autorité privée, répondit l'auteur du Mercure, j'avais imposé le nom de Théophraste moderne à l'écrivain anonyme des Mœurs et des caractères des habitants de Paris, persuadé que ces réflexions étaient assez vivement frappées pour mériter cette antonomase; mais le nouvel auteur ayant trouvé ce nom trop respectable et peut être trop à charge pour un ouvrage né du caprice selon lui, et, selon moi, produit par une raison très épurée, il vient de me faire l'honneur de m'adresser la lettre suivante, dans laquelle, après avoir exposé avec délicatesse les raisons qui lui font renoncer à ce nom, il a la modestie de se contenter du sien. » Suit la lettre citée. — Malgré cette réclamation, Marivaux devait s'entendre donner encore, trente-six ans plus tard, le titre qui blessait sa modestie; l'archevêque de Sens, Languet de Gergy, lui disait, en le recevant à l'Académie française: Théophraste moderne, rien n'a échappé à vos portraits critiques. »

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comme entièrement aveugle aux beautés des Anciens, et professant même pour eux un mépris d'une exagération ridicule. Tout en partageant les idées de La Motte, il ne les poussa peut-être pas aussi loin que ce dernier. Il y a donc des réserves à faire sur l'opinion qui prête à Marivaux un dédain violent et absolu envers des modèles dont il ne sentait pas toute la valeur, mais qu'il traitait avec convenance, lorsqu'il parlait sérieusement. Pour les besoins de la cause qu'il avait embrassée, et dans l'ardeur de la lutte, il pourra se moquer d'eux et s'efforcer de faire rire à leurs dépens; mais sa véritable pensée sur la question n'est point là; nous la trouverons ailleurs.

Cependant, puisqu'il était partisan des Modernes, il lui fallait bien appuyer ceux qui prétendaient égaler les Anciens et réduire à leur juste valeur les beautés trop vantées de ceux-ci. La Motte s'était chargé de la partie sérieuse de l'entreprise ; il avait cru sincèrement, en versifiant à sa manière une Iliade abrégée, corriger Homère, sinon faire mieux que lui. Pour compléter l'œuvre de son « dangereux ami1», Marivaux se chargea de la partie plaisante. C'était, en vérité, prendre une peine inutile, car, en fait de parodie, le travail de La Motte suffisait, parodie dans le ton sérieux, le meilleur de tous. Malheureusement, Marivaux ne s'en doutait pas ; il publia donc, en 1717, une Iliade travestie, que l'on trouverait quelquefois amusante si elle n'était une sorte de sacrilège. On peut admirer sincèrement l'Énéide et goùter, comme délassement, le badinage de Scarron, mais, il faut le reconnaître, dans ce genre inférieur du burlesque, Marivaux est lui-même inférieur; il pousse les libertés particulières du genre jusqu'à la licence et, qui pis est, jusqu'à l'extrême mauvais goût : tel passage de son Iliade travestie, c'est la Pucelle, moins l'esprit.

N'exagérons rien cependant, et gardons-nous d'enfler la voix avec d'Alembert sur ce péché de jeunesse, dans lequel le sévère critique voit << un forfait littéraire », dont il croit devoir faire, en pleine Académie, « une espèce d'amende honorable » au nom de Marivaux : c'est « la partie honteuse de sa vie, » s'é

1. D'Alembert, p. 605, n. 3.

crie-t-il 1. L'intention de d'Alembert est louable, mais sa sentence perd toute valeur par l'exagération même de sa sévérité. L'Iliade travestie est une erreur : quel homme de lettres n'en a point commis? Or on en commit beaucoup, et d'un genre plus blåmable, dans le parti même où d'Alembert avait ses amis; mais il n'y a trace de « hontes » d'aucun genre dans la carrière de Marivaux.

Encouragé par les applaudissements qui accueillent dans le parti des Modernes le travestissement d'Homère, Marivaux se proposait de faire subir le même sort à Fénelon, qui, choisi pour arbitre par La Motte, avait eu le tort de se récuser habilement. Le Télémaque va donc avoir le sort de l'Iliade, mais, au moment où la parodie de son œuvre va paraître, Fénelon meurt. La délicatesse naturelle de Marivaux lui fait aussitôt comprendre que le moment est passé de rire aux dépens du grand évêque, et il s'empresse de condamner à l'oubli une œuvre que ses amis, dans leur rancune contre Fénelon, attendaient sans doute avec impatience. Il fallut, en 1736, les instances d'un libraire désireux de profiter de la réputation déjà bien établie de Marivaux, pour décider l'auteur du Télémaque travesti à laisser publier cette œuvre de jeunesse. Quoique dès lors la gloire de Fénelon fût hors d'atteinte, et que sa mémoire

1. Page 579: « Nous avons cru qu'il importait à sa mémoire de faire ici de bonne grâce, et pour lui et pour nous-mêmes, une espèce d'amende honorable de ce forfait littéraire, afin que la critique, fléchie et désarmée par cette confession, nous permette de ne plus parler, dans le reste de cet éloge, que des ouvrages qui l'ont rendu vraiment estimable. »>

2. Voyez, sur la curieuse correspondance de Fénelon et de La Motte à ce sujet, H. Rigault, Histoire de la querelle des Anciens et des Modernes (troisième partie, chap. m). Fénelon est d'une courtoisie charmante, d'une merveilleuse adresse pour ne pas désobliger La Motte, et cependant ne lui rien concéder : « On m'a dit que vous allez donner au public une traduction d'Homère en vers français.... Cette entreprise est digne de vous; mais, comme vous êtes capable d'atteindre à ce qui est original, j'aurais souhaité que vous eussiez fait un poème nouveau.... J'aimerais mieux vous voir un nouvel Homère que la postérité traduirait, que de vous voir le traducteur d'Homère même. » Et lorsque, malgré ce conseil détourné de renoncer à une entreprise téméraire, La Motte a fait paraître sa traduction, il lui écrit, le 20 janvier 1714 : a Votre parti conclut... que vous avez surpassé le poète grec.... On dit que vous avez corrigé les endroits où il sommeille. Pour moi, qui entends de loin les cris des combattants, je me borne à dire :

Non nostrum inter vos tantas componere lites

Et vitula tu dignus, et hic. »

MARIVAUX.

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n'eût rien à craindre d'un innocent badinage, ses admirateurs s'inquiètent; aussitôt Marivaux rachète au libraire le droit de publier son livre et en fait disparaître les exemplaires 1. On lui saura quelque gré de ce sacrifice simplement et rapidement fait, car, à ce moment, il était pauvre et ne vivait plus que de sa plume.

Le Télémaque travesti fut la dernière parodie de Marivaux. Il n'y a pas à le regretter; on peut même trouver qu'il avait abusé du genre. Chose étrange, du reste, que ce goût d'imitation au rebours chez un auteur qui se piquait d'originalité, d'autant plus étrange que lui, qui, à ses débuts, usait si volontiers du ridicule, ne pouvait, nous le verrons, souffrir la plus inoffensive raillerie et sentait cruellement les moindres blessures, même involontaires, faites à son amour-propre. Oubliant les passetemps de sa jeunesse, il en vint plus tard à condamner sévèrement, non pas ses propres parodies, ce qu'on aurait compris, mais le genre lui-même, « comme propre à décourager les talents naissants, à contrister les talents reconnus, et à jeter sur le genre noble une espèce d'avilissement toujours dangereux chez une nation frivole, qui pardonne, oublie et sacrifie tout, pourvu qu'on l'amuse ». Et si on lui reprochait ses parodies du Télémaque et de l'Iliade, il alléguait qu'il n'avait << travesti que des morts, à qui la louange et la critique étaient indifférentes3»; distinction très subtile, car Fénelon vivait en

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1. De Paulmy, Bibliothèque des romans, 1775, p. 205. Il ne se contenta pas de cela : il nia énergiquement qu'il fût l'auteur de l'ouvrage. Cependant ses contemporains sont unanimes à le lui attribuer; ils ne discutent même pas sa dénégation. Qui disait vrai? Marivaux était un parfait honnête homme, tout le monde s'accordait à le reconnaître, qui ne mentait pas avec la déplorable facilité alors admise dans les querelles littéraires; en outre, ses contradicteurs reconnaissent tous qu'il désavouait ce Télémaque travesti. Nous avons pu retrouver, dans une gazette de Hollande, la lettre de réclamation de Marivaux, et la défense du libraire. Nous mettons ces deux pièces sous les yeux du lecteur, avec les réflexions du journaliste. (Voy. ci-après, Appendice IV, D.)

2. D'Alembert, p. 598.

3. D'Alembert, p. 620, n. 29. Dans sa sévérité pour les parodistes, il leur appliquait une comparaison ingénieuse et plaisante qu'il tenait de La Motte « Un parodiste qui se donne fièrement pour l'inventeur de sa farce, ressemble à un fripon qui, ayant dérobé la robe d'un magistrat, croirait l'avoir bien acquise en y cousant quelques lambeaux de l'habit d'Arlequin, et qui appuierait son droit sur le rire qu'exciterait sa mascarade. » (Cité par d'Alembert, p. 598.)

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