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inédits se rapportant à l'époque de Marivaux. C'est ce que nous avons fait1. Nous ne nous sommes pas proposé de tirer de cette enquête un travail purement biographique, mais plutôt, en remontant toujours aux sources, en utilisant, outre les résultats de nos recherches personnelles, tous les renseignements déjà connus ou récemment publiés, et aussi en nous servant de plusieurs passages rarement cités des œuvres de Marivaux lui-même, de restituer la physionomie vraie de l'homme avant d'aborder l'étude de l'écrivain. Nous chercherons moins à énumérer, en suivant l'ordre chronologique, les menus faits de son existence, qu'à le replacer dans son milieu et à expliquer son caractère pour mieux comprendre ses écrits. Ce talent si original, si « singulier », pour employer un mot qu'il aime et qui revient souvent sous sa plume, serait mal connu si l'on négligeait cette étude préparatoire : peu d'écrivains ont laissé dans leurs œuvres plus profondément que lui l'empreinte de leur temps, de leurs goûts, du milieu où ils ont vécu.

Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux naquit à Paris, sur la paroisse Saint-Gervais, le 4 février 16882, d'un père origi

1. Un érudit de premier ordre, doublé d'un spirituel écrivain, M. Edouard Fournier, récemment enlevé aux lettres, nous a devancé. On peut dire que, dans sa longue et féconde carrière, il n'a touché à aucun sujet sans l'étendre et l'approfondir; ainsi a-t-il fait pour Marivaux. Chargé d'écrire une notice pour l'édition du Théâtre complet de notre auteur, publiée en 1878 par la librairie Laplace et Sanchez, il a beaucoup ajouté à l'histoire des œuvres et de l'écrivain. Sans doute, il n'a pas tout dit, et ses recherches portent la marque d'une certaine précipitation; mais son travail, malgré des erreurs et des lacunes, est certainement, dans ses limites restreintes, le plus complet de tous ceux qui ont paru jusqu'à présent le secrétaire perpétuel de l'Académie française, M. Camille Doucet, dans son Rapport sur les concours de 1880 (séance du 5 août), n'a pas manqué de le signaler et de lui rendre justice. C'est un devoir pour nous de reconnaître que cette notice nous a souvent servi à compléter nos propres recherches.

2. C'est M. Jules Ravenel qui a relevé le premier la date exacte de la naissance de Marivaux. Il l'a publiée dans une liste de Parisiens illustres, insérée à la page 50 de l'Annuaire de la Société de l'histoire de France pour 1839. Nous aurions voulu pouvoir donner ici l'acte de baptême; malheureusement, il a été brûlé, avec tant d'autres, dans l'incendie des archives de l'Hôtel de Ville, en mai 1871, et il n'y a pas trace du nom de notre auteur dans les registres de l'état civil reconstitué au palais de la Bourse. Nous n'avons rien trouvé le concernant, pas plus que sa famille, dans les registres de l'église Saint-Gervais, où l'on voit cependant un plan très curieux, remontant à la première moitié du dix-huitième siècle, et donnant

naire de Normandie, et qui, peu après la naissance de son fils, fut nommé directeur de la Monnaie de Riom1, puis passa à Limoges, où il y avait aussi un Hôtel des monnaies, mais on ne sait trop én quelle qualité. Ceux qui aiment à rechercher dans les origines d'un écrivain l'influence exercée sur la na ́ture de son talent par les qualités ou les défauts de sa race, trouveraient peut-être, dans le lien qui rattache Marivaux à la Normandie, une des causes indirectes de son goût pour les distinctions subtiles en matière de sentiment et les finesses de dialectique amoureuse. Ils verraient, dans les qualités et les défauts que l'on prête d'habitude aux Normands, quelquesuns des traits dont il a peint ses valets paysans, rusés sous une apparence niaise, peu scrupuleux en fait de gain, et parlant le français, d'allure lourde et d'accent traînard, du Maine ou du pays de Caux 3.

Deux des plus anciens biographes de Marivaux nous disent, un peu au hasard ce semble, que son père « ne négligea rien pour faire donner à son fils une belle éducation,» sans

l'indication nominale des places réservées dans l'église à diverses familles notables de la paroisse.

1. De La Porte, Préface de 1765, p. vi. Le directeur de la Monnaie de Riom avait été révoqué pour malversations (de Boislisle, Correspondance des contrôleurs généraux, p. 356). C'est à Riom que Marivaux fut élevé (voy, ciaprès, appendice v), et ses contemporains crurent longtemps qu'il y était né; ainsi Voisenon (OEuvres complètes, t. IV, p. 89).

2. Voy. l'appendice v.

3. Voy. par exemple Lubin de la Mère confidente, Blaise de l'Heureux stratagème, etc. Et aussi plusieurs rôles d'amoureux et d'amoureuses :

Ils ergotent sur l'amour, dit M. Jules Claretie, comme les héros de Corneille plaident sur le devoir ou sur la politique. Il y a du normand chez Marivaux comme dans Corneille. (La Presse, 9 juillet 1877.)

4. Lesbros (p. 7), d'après de La Porte (p. vi); suivant ce dernier (ibid.), le jeune Pierre de Marivaux annonça de bonne heure, par des progrès rapides dans ses premières études, cette finesse d'esprit qui caractérise ses ouvrages. » D'Alembert prétend au contraire (p. 578), d'après le Nécrologe de 1764 (p. 4), que l'histoire de ses premières études n'est « ni longue ni brillante ». Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que l'éducation de Marivaux ait été négligée de parti-pris ; au début du dix-huitième siècle, comme au milieu, on était d'avis dans beaucoup de familles que les études un peu sérieuses sont inutiles aux jeunes gens nés riches: en 1764 Voltaire écrira l'histoire de Jeannot et Collin, où se trouve une si amusante revue de toutes les sciences inutiles au jeune gentilhomme, avec cette conclusion: « Après avoir examiné le fort et le faible des sciences, il fut décidé que monsieur le marquis apprendrait à danser. » (OEuvres complètes de Voltaire, édit. Louis Moland, t. XXI, p. 239.)

s'étendre davantage sur ces premières années et ces premières études, dont l'influence est parfois décisive sur le développement et la direction de l'esprit. Quoi qu'il en soit, Marivaux avoue lui-même que, s'il était capable de lire les auteurs latins dans le texte, il ne pouvait guère juger des Grecs que par les médiocres traductions de son temps, ignorance regrettable, car une connaissance directe de la plus belle langue que les hommes aient jamais parlée, lui eût fait comprendre Homère et lui eût évité les irrévérences dont il devait se rendre coupable envers le divin poète.

Pourvu d'une charge de finance, son père n'aurait guère pu, si l'on en croit la réputation trop bien établie des financiers au dix-huitième siècle, inspirer à son fils par son exemple ces principes de désintéressement et de probité scrupuleuse que nous aurons à signaler plusieurs fois chez ce dernier. Mais, sorti d'une ancienne famille de robe, qui donna plusieurs membres distingués au Parlement de Rouen 3, M. de Marivaux

1. L'abbé de La Porte dit très justement sur cette insuffisance d'éducation classique chez Marivaux : « Pourquoi faut-il que l'estime de l'auteur pour les écrivains modernes (il aurait pu ajouter et son ignorance) — l'ait détourné de la lecture des anciens? Il y aurait puisé, comme dans la véritable source, ce goût qui donne la perfection aux ouvrages d'esprit ; et si Plaute, Térence et Aristophane n'eussent pas été ses guides dans une carrière où il n'en voulait point d'autres que lui-même, ils auraient du moins pu quelquefois l'empêcher de s'égarer. Les autres lui auraient appris qu'on peut bien se frayer de nouvelles routes dans tous les genres, mais jamais se former un langage nouveau, qu'il faut penser d'après soi-même, et parler comme tout le monde. » (L'Observateur littéraire, 1753, t. I, p. 94.)

2. Marivaux fait dans son Spectateur français (septième feuille) cet aveu, qu'aucun de ses biographes ou critiques n'a mentionné. Il parle de la lecture des anciens «< Si c'est une traduction du grec et qu'elle m'ennuie, je penche à croire que l'auteur y a perdu; si c'est du latin, comme je le sais, je me livre sans façon au dégoût ou au plaisir qu'il me donne. »>

3. Son père était d'une famille ancienne dans le Parlement de Normandie >> (Lesbros, p. 5), « descendue de la robe à la finance », ajoute d'Alembert (p. 577). Le nom patronymique était Carlet, de physionomie assez roturière; comme la robe anoblissait, celui de Chamblain, plus relevé, s'y ajouta. Mais, dit M. Edouard Fournier (Notice, p. 11), « le nom de Chamblain se trouva malheureusement pris aussi par d'autres, et dans ce monde de financiers, qui pis est. Il y eut alors, outre notre Carlet de Chamblain, un François de Chamblain, un Bullette de Chamblain, etc. (Vie privée de Louis XV, 1781, t. I, p. 176, 185, 186.) C'était trop, d'autant que, ces derniers Chamblains n'étant pas des mieux vus, importait de ne pas être confondu avec eux.... C'est, sans nul doute, pour parer à cette confusion, et afin de couvrir son premier nom d'emprunt, qui ne le distinguait plus assez,

MARIVAUX.

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était une honorable exception à une règle trop générale: il n'eut aucune poursuite à redouter lorsque, sous la Régence, la fameuse Chambre de justice, instituée en 1716 contre les traitants, en obligea beaucoup à rendre gorge et leur infligea à presque tous une flétrissure morale. Du milieu où son père vivait en honnête homme, le futur auteur du Triomphe de Plutus n'emporta qu'une profonde connaissance des gens de finance, et un mépris qui se laisse voir en plusieurs passages de ses œuvres 1.

C'est le hasard qui lui indiqua sa voie en provoquant de sa part un essai de comédie à l'âge où, si l'on songe à l'art dramatique et à la poésie, on éprouve plus volontiers ses forces dans un poème épique ou une tragédie en cinq actes que dans une pièce d'intrigue légère. On parlait devant lui des difficultés qu'il y a à faire une bonne comédie; en jeune homme qui ne doute de rien, il répondit que c'était chose aisée, et, par pure gageure, il composa en huit jours le Père prudent et équitable ou Crispin l'heureux fourbe, en un acte et en

que M. de Carlet en emprunta un second, celui de Marivaux, qui, loin d'avoir les mêmes disgrâces, devait devenir illustre. »

Aucun des trois noms de Marivaux ne figure ni dans l'Armorial général de la France de d'Hozier, ni dans le Dictionnaire de la noblesse de La Chesnaye des Bois, ni dans le Nobiliaire de Normandie de M. E. de Magny (Paris, 1864). Nous aurions voulu retrouver dans les registres du Parlement de Normandie quelques traces de ces membres distingués de la famille de Marivaux, dont parle d'Aleinbert; malheureusement, les recherches auxquelles M. Maurice d'Acher de Montgascon a bien voulu se livrer pour nous dans ce but n'ont donné aucun résultat. D'autre part, M. Floquet ne cite nulle part ce nom dans sa savante Histoire du Parlement de Normandie. - Marivaux ne semble avoir eu aucun lien de parenté avec les seigneurs de Marivaux (ou Marivaulx), branche de l'illustre maison de l'IsleAdam, dont faisait sans doute partie l'officier aux gardes françaises dont il est question ci-après, p. 113, n. 1.

Disons enfin que, dans les rares autographes que l'on a de lui, notre auteur signe De Marivaux ». Son épître dédicatoire au duc de Noailles, imprimée en tête de l'Iliade travestie (voy. ci-après, p. 28, n. 1), est signée << Carlet de Marivaux ; » celle de la seconde Surprise de l'Amour, à la duchesse du Maine, « De Marivaux, » et celle de la Double Inconstance, à la marquise de Prie, des initiales D. M. Sa lettre de réclamation au Mercure (voy. ci-après, p. 31) est signée aussi « De Marivaux. »

1. Par contre, suivant la juste remarque de M. Lavallée (Marivaux inconnu, p. 6), « en laissant toujours la magistrature en dehors de ses peintures satiriques, il montrera qu'il se souvient de ses ancêtres. »>

vers il avait dix-huit ans. Il ne mit pas le public à même d'apprécier ce tour de force la pièce ne fut représentée que sur un théâtre de société; elle dut y être bien accueillie, car Marivaux ne craignit pas de la faire imprimer quelques années après. Ce n'est pourtant qu'une comédie d'écolier, toute d'imitation, pleine de réminiscences de Regnard et de Molière, platement versifiée, d'intrigue enfantine à force de simplicité. Le titre n'est pas une des moindres naïvetés de la pièce : Démocrite, ce père que le jeune auteur appelle prudent et équitable, n'est ni l'un ni l'autre, car il se laisse berner par Crispin, dont le nom dit assez le rôle, et congédie, au profit d'un galant qui ne les vaut pas, trois honnêtes gens, prétendants à la main de sa fille3. Il y a cependant, outre une facilité singulière, des promesses de talent, d'assez heureuses tirades, de rapides éclairs d'esprit et de gaieté; telle scène, calquée sur Molière, est, en somme, malgré la gaucherie de l'imitation, un trait d'aimable malice : le chevalier de la Minardinière, que l'on y voit en butte aux agaceries effrontées de Crispin déguisé en femme, c'est, comme on l'a dit plaisamment 5, Pourceaugnac ramené dans son pays; quant à Toinette et à Crispin, ils imitent de leur mieux, aux dépens de leur victime, Nérine et Sbrigani ®.

1. De La Porte, l'Observateur littéraire, 1759, t. I, p. 74. D'Alembert, p. 580.

p. 7.

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2. Il ne voulait pas, disait-1, au rapport de d'Alembert (p. 578), «perdre en public le pari qu'il avait gagné en secret». La pièce fut imprimée à Limoges avec approbation de messire Constant, procureur du roy de police», en date du 22 mars 1712, et une épître dédicatoire à « Monsieur Rogier, seigneur du Buisson, lieutenant général civil et de police en la sénéchaussée et siège présidial de Limoges.» (Voy. ci-après, Appendice v.)

Cette comédie fut du reste la seule qu'il écrivit en vers (voy. ci-après, p. 41, n. 3), et M. Paul Lacroix se trompe en disant : « Marivaux n'a écrit que deux comédies en vers pour le Théâtre-Italien. » (Le dix-huitième siècle,

Lettres, sciences et arts, p. 162.) Tout ce qu'il donna à ce dernier théâtre est en prose: Annibal, son autre pièce en vers, est une tragédie (voy. ci-après, p. 39 et suiv.) et fut représentée au Théâtre-Français.

3. L'abbé de La Porte remarque justement (loc. cit.): « La fourberie de Crispin, découverte avant qu'elle réussisse, rend également faux le second titre de la pièce. »>

4. Scène XXI.

5. Ed. Fournier, p. IV.

6. La scène vi notamment, où Toinette met Ariste en fuite par son effronterie, est calquée sur la scène vi, acte II, de Monsieur de Pourceaugnac; de même la scène xv, entre Crispin et le financier, suit de très près

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