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propre, «< il faut en avoir assez pour n'en point laisser pa

raître1. >>

Cependant, quelques-uns de ses contemporains lui reprochent cette espèce de sensibilité nerveuse et maladive que Sainte-Beuve a spirituellement appelée « le rhumatisme littéraire. » Avec la sévérité qu'on lui connaît, Grimm a dit de notre auteur: «< Il entendait finesse à tout; les mots les plus innocents le blessaient, et il supposait volontiers qu'on cherchait à le mortifier, ce qui l'a rendu malheureux et son commerce épineux et insupportable 3. » Ceci est difficile à concilier avec ce que nous savons de l'accueil que Marivaux recevait dans le monde et des amitiés que lui valurent ses qualités aimables. Le caractère que Grimm lui prête l'eût en effet rendu insupportable, et l'on ne voit nulle part que, sauf Grimm, personne l'ait trouvé tel. Collé se contente de dire: « Il était rempli d'amour-propre; et je n'ai jamais vu de nos jours à cet égard personne d'aussi chatouilleux que lui. Il fallait le louer et le caresser continuellement comme une jolie femme*. » L'appréciation est déjà moins sévère; ne l'est-elle pas encore trop? D'Alembert, qui, nous l'avons vu, n'est pas, tant s'en faut, un admirateur sans réserve de Marivaux, mais qui du moins fait de visibles efforts pour demeurer impartial et juste à son égard, semble plus près de la vérité lorsqu'il le représente simplement comme « sensible et ombrageux dans la société; » et il ajoute qu'il était « aussi prompt à revenir qu'à s'offenser. » Le président Hénault se contentait de le trouver « un peu pointilleux par la délicatesse de son amour-propre. »

Il semble résulter, en somme, de ces divers témoignages,

1. D'Alembert, p. 593.

2. Causeries du Lundi, t. IX, p. 377.

3. Tome III, p. 182.

4. Tome II, p. 289.

5. Page 593.

6. Mémoires, p. 411. Marivaux semble avoir voulu plaider sa propre cause, en s'efforçant d'établir que cette « délicatesse d'amour-propre » est inséparable du talent littéraire. Voici sa théorie, qui n'est pas sans justesse, quoique trop métaphysique et ténue: « L'amour-propre est à peu près à l'esprit ce qu'est la forme à la matière; l'une suppose l'autre. Tout esprit a donc de l'amour-propre, comme toute portion de matière a sa forme. De même aussi que toute portion de matière est susceptible de prendre une forme plus ou moins fine et variée, suivant qu'elle est plus ou moins fine et

que Marivaux était susceptible, mais assez aimable pour faire oublier ce léger défaut. A vrai dire, avec sa finesse pénétrante, avec la minutieuse clairvoyance qu'il appliqua toute sa vie à étudier les replis cachés du cœur humain, il ne pouvait que souffrir lui-même de son exquise sensibilité : ce qui eût passé inaperçu pour un œil moins pénétrant, il le voyait et en souffrait1. Tel fait, insignifiant pour tout autre, avait pour lui une cause qu'il découvrait vite. Sa clairvoyance avait-elle toujours tort? On le disait autour de lui, mais c'est le propre des natures délicates de souffrir beaucoup de ces blessures légères dont ne se doutent même pas ceux qui les font. En accusant ces natures plus fines de susceptibilité excessive, on croit s'excuser soimême d'avoir négligé les égards qu'elles méritaient. Aussi, parmi les traits racontés par les contemporains de Marivaux comme preuve du défaut qu'ils lui reprochent, en est-il qui nous embarrassent un peu : on ne sait si l'on doit les excuser ou les blamer. Si Marivaux avait pris la peine de les raconter à son tour, ne penserions-nous pas comme lui?

En voici un, parmi bien d'autres, où son erreur prouve, à tout prendre, que, s'il interprétait parfois avec trop de subtilité les paroles et les actions de ceux qui l'entouraient, c'était par une connaissance trop ingénieuse de l'homme. Un de ses amis s'étonnait de la froideur qu'il lui témoignait depuis quelque temps: « Il y a un an, répondit Marivaux, que vous avez parlé en ma présence à l'oreille de quelqu'un ; j'ai vu que vous parliez de moi, et ce n'était pas sûrement pour en dire du bien, car vous ne l'auriez pas dit à l'oreille. » Certes ceci

délicate elle-même, de même notre amour-propre est plus ou moins subtil, suivant que notre esprit a lui-même plus ou moins de finesse. Ces principes établis, concluons que l'auteur excellent est, de tous les auteurs, celui dont l'amour-propre est le plus subtil. » (Troisième lettre à Mme de ***, dans le Mercure, mars 1718.)

1. Il dit encore, dans le passage cité plus haut: « Tout homme vraiment supérieur a le sentiment de sa supériorité; il a les yeux bons, il voit incontestablement ce qu'il est; il se complaît à le voir, il s'estime; voilà le début de son amour-propre. Il veut des témoins de son avantage, en voilà le progrès. Il veut des témoins sans faveur, naïfs, irréprochables, portant témoignage avec un étonnement qui les décèle inférieurs; il veut mettre leur propre orgueil en défaut; il est bon juge des moindres expressions de confusion qui échappent à cet orgueil; il apprécie un geste, le silence même; voilà la finesse de l'amour-propre excellent. » Ceci est une satire, mais, comme il arrive souvent, Marivaux en a pris quelques traits dans l'observation de lui-même.

est bien subtil, mais, pour décider s'il avait tort ou raison, il faudrait avoir vu soi-même ce qu'il avait dû bien voir, le geste, l'attitude, le regard de son ami. Quoiqu'il en soit, l'ami s'étonne, proteste, et Marivaux s'empresse de le croire et de s'excuser1. Il avait un double succès dans le monde comme causeur et comme lecteur de ses propres ouvrages. Sa conversation << ressemblait à ses écrits, » vive et rapide, piquante, originale, pleine de réflexions ingénieuses. On lui reprochait, il est vrai, de manquer de naturel, de fatiguer quelquefois par son goût continuel d'analyse métaphysique et son désir trop visible de faire preuve de finesse et de sagacité 3, » de « mettre de l'esprit partout, » d'être « trop attentif à bien penser et à se bien exprimer. » Mais, outre que cette dernière préoccupation est assez excusable, Marivaux portait la peine de sa ma

1. D'Alembert (p. 593). — Il y a une autre version du même fait, mais celle de d'Alembert doit peut-être avoir la préférence, comme plus impartiale et plus désintéressée, car l'autre est du héros même de l'histoire. Marmontel, qui la raconte tout au long dans ses Mémoires (livre VII, t. I, p. 466), avec beaucoup d'amertume et de ressentiment, et la présente à ses enfants comme une des « épines » les plus piquantes, que « la vanité du bel esprit ait semées sur son chemin » pour arriver à l'Académie. Mme Geoffrin, qui favorisa la candidature de Marmontel au fauteuil qu'obtint Thomas, le prévient que Marivaux l'accuse « de se moquer de lui et de le tourner en ridicule. » Marmontel demande une explication à Marivaux : « Quoi, répond celui-ci, avez-vous oublié que chez Mme du Boccage, un soir, étant assis à côté de Mme de Villaumont, vous ne cessâtes, l'un et l'autre, de me regarder et de rire en vous parlant à l'oreille? Assurément, c'était de moi que vous riiez, et je ne sais pourquoi, car ce jour-là je n'étais pas plus ridicule que de coutume.» Marmontel reconnaît le fait, mais explique qu'il y a eu méprise : « Mme de Villaumont vous voyait pour la première fois; et, comme on faisait cercle autour de vous, elle me demanda qui vous étiez. Je vous nommai. Elle, qui connaissait, dans les gardes françaises, un officier de votre nom, me soutint que vous n'étiez pas M. de Marivaux. Son obstination me divertit, la mienne lui parut plaisante; et, en me décrivant la figure du Marivaux qu'elle connaissait, elle vous regardait; voilà tout le mystère. » La méprise de Marivaux n'est-elle pas excusable? Il déclara donc à Marmontel qu'il l'en croyait, mais, selon Marmontel, « il ne laissa pas de dire à Mme Geoffrin qu'il n'avait pris cette explication que pour une manière adroite de s'excuser. >> Marmontel ajoute « La mort m'enleva son suffrage; mais, s'il me l'avait accordé, il se serait cru généreux. » Le ton aigre de Marmontel dans tout ce récit, sa réflexion finale donnent presque raison à Marivaux.

2. D'Alembert, p. 592. Et ailleurs (p. 585): « Le style qu'il prête à ses acteurs est celui qu'il avait lui-même, sans effort comme sans relâche, dans la conversation. »

3. Marmontel, Mémoires, livre IV, t. I, p. 210.

4. Piron, OEuvres, t. VII, p. 109, note.

5. Id., ibid., t. VI, p. 52.

MARIVAUX.

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nière de voir trop originale et singulière; ce que l'on prenait pour de l'affectation était chez lui tout simple et tout naturel; sans effort ni recherche, il avait l'imagination subtile, l'observation rapide; il voyait du premier coup ce que les autres ne voyaient qu'après une longue étude ou ne voyaient pas.

Ainsi, sous peine de renoncer à penser, il ne pouvait parler autrement. Nous le verrons expliquer lui-même son genre d'esprit et s'efforcer de prouver qu'on l'accusait à tort d'être << singulier de parti pris1. Fontenelle le savait bien: « Il faut, disait-il, passer les expressions singulières à M. de Marivaux ou renoncer à son commerce 2. »

Cette singularité de pensée et d'expression tenait à l'essence même de son talent. On s'en aperçoit vite aujourd'hui à étudier de près ses ouvrages; on devait s'en apercevoir de même en l'écoutant. Beaucoup cependant ne le voyaient pas ou refusaient de le voir, par jalousie, par antipathie naturelle, par suite d'une différence profonde entre leur propre tournure d'esprit et celle de Marivaux. Sainte-Beuve l'a remarqué il y a tout un public, tout un ordre d'esprits, incapables de sentir et d'aimer Marivaux 3. Là est l'explication de la sévérité que notre auteur a trouvée, malgré tant de qualités aimables, chez beaucoup de ses critiques. Cela du reste ne lui est point particulier; on pourrait expliquer de la même manière les divergences des meilleurs juges au sujet de bien des auteurs. C'est

1. Voy. ci-après, quatrième partie, chap. IV.

2. L'abbé Trublet, Mémoires, etc., p. 210: « Marivaux, ajoute Trublet, crut entrevoir de la raillerie dans ce mot, et y parut sensible. M. de Fontenelle s'en aperçut, et comme il n'avait voulu lui dire qu'une chose obligeante, il ajouta aussitôt en lui adressant la parole: « M. de Marivaux, ne vous pressez pas de vous fàcher quand je parlerai de vous. » Fontenelle disait encore de Marivaux : « Son cœur est excellent, mais son esprit est bien vis. Me permettra-t-il d'ajouter que, quelquefois pas assez défiant, quelquefois aussi il l'est trop ? » (Ibid., p. 214.)

D'Alembert dit encore (p. 585) sur le même sujet : « S'il ne pouvait se résoudre à dire simplement les choses même les plus communes, du moins la facilité avec laquelle il parlait de la sorte, semblait demander grâce pour ses écrits, parce qu'on pouvait croire, à sa brillante et abondante volubilité, qu'il parlait, en quelque sorte, sa langue maternelle, et qu'il lui aurait été impossible de s'exprimer autrement quand il l'aurait voulu.»

3. Causeries du Lundi, t. IX, p 372: « Il y a tout un public et un ordre d'esprits, sur lesquels cet ingénieux harcèlement (des amants de Marivaux) n'a jamais de prise; ce sont ceux qui goûtent avant tout quelques scènes de l'Etourdi de Molière, ou les Folies amoureuses de Regnard. »

nous-mêmes que nous aimons dans les autres; celui qui diffère trop de nous risque fort de nous déplaire, et, s'il a des qualités, de la meilleure foi du monde nous refusons de les voir. Un genre de critique moins personnel nous rendrait plus justes et serait plus favorable à autrui.

Si l'on blessait assez souvent Marivaux, lui-même blessait rarement ceux qui l'entouraient. Il mettait à respecter leurs faiblesses une attention que sa bonté, jointe à une connaissance parfaite de l'amour-propre, rendait sûre et sans oubli. Un contemporain vante chez lui « le soin le plus scrupuleux à éviter tout ce qui pouvait offenser ou déplaire. » Chose remarquable pour un brillant causeur, il savait écouter et ne laissait jamais < voir une distraction blessante. » Bien plus, chacun le quittait enchanté de soi-même, car son esprit, toujours en travail d'analyse, découvrait chez ses interlocuteurs « une finesse dont ceux mêmes qui lui parlaient ne se doutaient pas 3. » Avec les sots, il pratiquait la méthode de Socrate, mais de manière à leur laisser tout l'honneur de la discussion; ils se trouvaient alors, grâce à l'obligeante manière dont il provoquait leurs réponses, un esprit dont ils étaient tout émerveillés. Il n'était sévère que pour ceux qu'il jugeait affectés; « plus il croyait être naturel et sans recherche, moins il pardonnait aux autres de ne pas l'être. » Alors, si l'on en juge par bien des passages de ses études morales, il savait être mordant et il ne s'interdisait pas le persiflage; il disait tout haut pour le fat ce qu'il se contentait d'écrire pour le sot sans prétention. Original ou commun, simple ou subtil, il voulait avant tout que l'on fùt soi-même, le plus sûr moyen après tout d'être quelqu'un; si l'on essayait de le tromper à ce sujet, il rompait brusquement. Un de ses amis s'amusait à lui écrire des lettres très ingénieuses et dans son propre style; Marivaux était tout heureux de rencontrer un homme dont la tournure d'esprit ressemblåt à la sienne; cela lui prouvait du moins qu'il n'était pas seul de son espèce. Un jour, il va chez ce correspondant, ne le trouve pas, mais voit par hasard sur la table les brouillons très raturés de

1. De La Porte, Préface de 1765, p. xv.

2. D'Alembert, p. 592.

3. Id., ibil.

4. Id., ibid.

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