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tempérament. Autant d'individus, autant de règles particulières à cet égard.

Voilà pourquoi l'hygiène, qui se sert des données générales de la science, relève du bon sens de chacun.

Toutefois, il est vrai de dire que l'exercice successif et régulier de nos organes, l'ordre que nous pouvons mettre dans nos pensées, la juste appréciation des choses, et la modération en tout, sont les conditions premières du maintien de la santé. Descartes en était si convaincu, que ses conseils à la princesse Palatine et les règles d'hygiène qu'il lui trace, ne se rapportent qu'à ces différents points. Il y conformait sa conduite, et il fondait sur cette pratique des espérances que nous regardons comme bien chimériques, car il croyait par là pouvoir prolonger son existence bien au delà d'un siècle.

« Je n'ai jamais eu tant de soin de me conserver que maintenant, écrivait-il au commencement de l'année 1638; et, au lieu que je pensais autrefois que la mort ne me pûl ôter que trente ou quarante ans tout au plus, elle ne saurait désormais me surprendre qu'elle ne m'ôte l'espérance de plus d'un siècle car il me semble voir très-évidemment que, si nous nous gardions seulement de certaines fautes que nous avons coutume de commettre au régime de notre vie, nous pourrions, sans autres inventions,

parvenir à une vieillesse beaucoup plus longue et plus heureuse que nous ne faisons (1). »

Plus heureuse, c'est-à-dire exempte de bien des infirmités, je n'en doute pas; mais beaucoup plus longue, je ne le crois guère, et je dis volontiers avec le Psalmiste: «La mesure de nos jours est de soixante et dix années; pour les plus forts, de quatrevingts; le surplus n'est que peine et douleur (2). » De soixante et dix à quatre-vingts ans, voilà, en effet, non la durée ordinaire, mais la durée normale de notre existence; tout ce qui s'étend au delà fait exception, et la plupart du temps une triste exception, soit que l'affaiblissement du cerveau précède celui des organes de la vie nutritive, ce qui est le cas le plus fâcheux; soit que l'intelligence nous reste pour éclairer le spectacle de notre dépérissement. Nous pouvons ménager avec plus ou moins d'art notre organisation, mais nous ne pouvons pas empêcher qu'elle ne s'use et ne s'altère par le fait même de son fonctionnement, et son fonctionnement est la condition de notre existence, de sorte que le châtiment de celui qui espérerait se conserver par l'inertie serait de hâter sa fin.

La nature énergique de Descartes, autant que sa raison, repoussait l'inertie, mais il comptait sur une

(1) OEuvres compl., Corresp., t. VII, p. 412.

(2) Psaume LXXXIX, verset 10.

discipline prudente et habile pour obtenir le temps que réclamaient ses grands travaux : il ne conserva même pas cette illusion jusqu'au bout, car, en 1646, il écrivait à M. Chanut, ministre de France en Suède « Je vous dirai en confidence que la notion telle quelle de la physique que j'ai tâché d'acquérir m'a grandement servi pour établir des fondements certains en la morale, et que je me suis plus aisément satisfait en ce point qu'en plusieurs autres touchant la médecine, auxquels j'ai néanmoins employé beaucoup plus de temps. De façon qu'au lieu de trouver les moyens de conserver la vie, j'en ai trouvé un autre bien plus aisé et plus sûr, qui est de ne pas craindre la mort (1). »

C'est là, en effet, notre dernière ressource, et le couronnement véritable de l'hygiène. La pusillanimité est une mauvaise conseillère : elle augmente notre susceptibilité, et nous rend plus accessibles aux dangers qui nous menacent. Vivons sagement, mais vaillamment cette conduite ferme, la seule digne d'un homme, est aussi la plus favorable au maintien de son existence.

V

Lors même que les études médicales ne nous ren

(1) OEuvres compl, Corresp., t. IX, p. 412.

draient point habiles au traitement des maladies, elles auraient au moins pour résultat, et ceci est déjà immense, d'appeler notre attention et de nous éclairer sur les rapports du physique et du moral : elles nous montrent, elles nous font toucher au doigt la liaison qui existe entre tel état organique, physiologique ou pathologique et le développement ou l'affaiblissement, l'exaltation ou la perversion de telle faculté, de tel penchant ; elles nous avertissent que la surexcitation prolongée des sens diminue, tout autant que leur oblitération, l'empire de la volonté, et que celle-ci, dans une foule de cas pathologiques, est entraînée ou abolie; que, même dans l'état de santé, nous ne sommes pas tous libres au même degré, selon le développement de notre intelligence et la violence de nos passions; que par conséquent la responsabilité des hommes en santé n'est pas exactement la même ; que, toutes choses égales d'ailleurs quant aux faits apparents, la culpabilité · varie selon la constitution physique et morale des individus ; et que dans certains cas, qui heureusement sont exceptionnels et maladifs, nous devenons absolument les esclaves de notre corps, et par cela même tout à fait irresponsables. En un mot, sans nous inspirer une tolérance coupable et funeste à l'ordre social, l'étude de la médecine nous rend plus circonspects à nous prononcer sur la moralité des

actes de nos semblables, et surtout plus lents à les condamner: elle nous enseigne l'indulgence et nous impose la réserve.

C'est sous cette influence et par des considérations semblables que Descartes, durant son séjour en Hollande, fut amené à prendre la défense d'un malheureux paysan de son voisinage qui, sans préméditation, s'était rendu coupable de meurtre. Il intercéda en sa faveur auprès d'un haut personnage des États; et voici dans quels termes il expose le fait, et les motifs qu'il invoque pour attirer la commisération des juges sur son client et pour le soustraire aux dernières rigueurs des lois.

Il déclare d'abord que, ne recherchant rien tant que la sécurité et le repos, il s'estime heureux d'être en un pays où les crimes sont châtiés avec rigueur, l'impunité des méchants leur donnant trop de licence; mais il se hâte d'ajouter « que, les mouvements de nos passions n'étant pas toujours en notre pouvoir, il arrive quelquefois que les meilleurs hommes commettent de très-grandes fautes; et que pour cela l'usage des grâces est plus utile que celui des lois, à cause qu'il vaut mieux qu'un homme de bien soit sauvé, que non pas que mille méchants soient punis; aussi est-ce l'action la plus glorieuse et la plus auguste que puissent faire les princes que de pardonner. »>

Après cet exorde, il entre ainsi en matière:

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