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L'utilité des passions est manifeste: elles donnent la vie et le mouvement à tout : « Elles disposent l'âme, dit Descartes, à vouloir les choses que la nature dicte nous être utiles, et à persister en cette volonté; comme aussi la même agitation des esprits (entendez la même excitation nerveuse), qui a coutume de les causer, dispose le corps aux mouvements qui servent à l'exécution de ces choses (1). »

On les a comparées aux vents qui enflent les voiles d'un navire, et cela est parfaitement juste. Nous devons, en effet, à leur impulsion l'initiative et l'ardeur qui nous sont nécessaires pour accomplir nos destinées et pour répondre aux vues de la nature; mais il s'en faut de beaucoup que le souffle des passions nous conduise toujours au port : il nous en éloigne souvent par les tempêtes qu'il provoque au dedans de nous, et souvent il nous pousse vers des écueils où nous allons échouer misérablement. Considérons de loin ces écueils, afin de les éviter s'il est possible.

III.

DES DANGERS AUXQUELS LES PASSIONS NOUS EXPOSENT.

Ces dangers sont sans nombre. En nous emporportant au delà du besoin, les passions sensuelles

(1) OEuvres compl., t. IV, p. 86.

détruisent ce qu'elles avaient pour but de con

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La plupart des maladies naissent d'intempérance. L'intempérance fait à elle seule plus de victimes que toutes les causes de destruction contre lesquelles nous avons à lutter; et le libertinage, qui est de tous les genres d'intempérance le plus funeste, tarit la vie même dans sa source: il attaque l'espèce dans l'individu; et c'est ce qui rend ses désordres si graves et qui leur donne un caractère en quelque sorte antisocial.

Quant aux passions où l'âme joue le principal rôle, si elles n'attaquent pas le corps aussi directement, aussi violemment que les passions sensuelles, elles ne laissent pas que de l'user et de le troubler dans ses fonctions; mais ce sont surtout nos facultés intellectuelles et morales qui en reçoivent les plus graves atteintes. Ces passions nous font voir les choses, non pas telles qu'elles sont, mais telles que nous désirons qu'elles soient; et en même temps qu'elles nous aveuglent, ou plutôt, par cela même qu'elles nous aveuglent, elles nous rendent injustes, fourbes, improbes, cruels, impitoyables. Quelle équité, quelle franchise, quels sentiments d'humanité pouvez-vous attendre de celui qui est dominé par l'ambition, par l'orgueil, par l'esprit de parti, par un fanatisme quelconque? Que tout périsse, pourvu que

le but désiré soit atteint! tel est le cri de la passion exaltée.

Selon la remarque de Descartes, les passions ont pour effet d'entretenir et de perpétuer les pensées qu'elles ont fait naître. Ces pensées sont plus vives que les autres, parce qu'elles se trouvent liées à une plus grande exaltation de la sensibilité; elles agitent fortement le cerveau; et quelquefois l'ébranlement qu'elles lui impriment est tel que le cerveau cesse d'être l'instrument docile de l'intelligence et son intermédiaire fidèle auprès des réalités : il ne lui en transmet plus l'impression, parce qu'il est sous le coup d'une impression plus forte. La passion devenue maîtresse crée l'idée fixe, et l'idée fixe est le premier degré de l'aliénation mentale. Cet état, dans lequel nous perdons notre liberté d'action et notre raison, est un effet ordinaire des passions non réprimées; la physiologie en donne une explication très-satisfaisante et très-naturelle. Le cerveau ému et captivé outre mesure par la passion est soustrait à l'empire de la volonté; il devient incapable de lier les idées et de transmettre régulièrement à l'intelligence les sensations. Tout homme violemment ému par l'ambition, par l'amour, par l'orgueil, par l'avarice, par un sentiment religieux mal réglé, est sur les limites de la folie. Il est momentanément fou dans le paroxysme de la passion; si son organisa

tion est assez forte pour résister à cette impression, et que la passion se calme, il rentre en possession de lui-même; s'il n'est pas assez fortement organisé pour soutenir cet assaut, le trouble cérébral devient l'état permanent, et l'aliénation mentale est confirmée.

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Ce qui rend les passions si dangereuses, c'est que leur attrait est présent et sensible, tandis que leurs conséquences, en bien ou en mal, sont éloignées, et demandent, pour être prévues, de l'attention et de la réflexion. Ainsi, comme Descartes l'a dit, l'âme est généralement avertie par le sentiment de la douleur de ce qui peut nous être nuisible, et elle l'est par un sentiment agréable de ce qui nous est bon et utile. Toutefois, ces sentiments, s'ils ne sont pas soumis à l'examen, peuvent nous égarer, « d'autant, reprend Descartes, qu'il y a plusieurs choses nuisibles au corps qui ne causent au commencement aucune tristesse, ou même qui donnent de la joie, et d'autres qui lui sont utiles, bien que d'abord elles soient incommodes.» (Il en est de même, et plus encore peutêtre dans l'ordre moral.) « Et outre cela, les passions font paraître presque toujours, tant les biens que les maux qu'elles représentent, beaucoup plus grands et plus importants qu'ils ne sont, en sorte qu'elles nous incitent à rechercher les uns et à fuir les autres avec plus d'ardeur et plus de soin qu'il n'est convenable,

les!

comme nous voyons aussi que les bêtes sont souvent trompées par des appâts, et que pour éviter de petits maux elles se précipitent en de plus grands (1). »

Comment donc éviter les illusions et les dangers auxquels les passions nous exposent ? comment résister à leurs sollicitations? Descartes va nous l'apprendre.

(1) Les Passions de l'âme, 2o part., art. cxxxvIII.

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