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nous y ramène par le sentiment de la douleur. La vie ne peut être entretenue que par un perpétuel et libre échange avec les milieux environnants. Nous donnons et nous recevons sans cesse, et à chacun de ces actes est attaché un sentiment de bien-être, une douceur intime. Nous éprouvons du plaisir à prendre une nourriture réparatrice, à respirer un air pur, à exercer notre corps fait pour l'action; si nous restons trop longtemps en repos, nous éprouvons de l'engourdissement et du malaise; si l'air nous manque ou s'il vient à être vicié, nous en sommes aussitôt avertis par d'insupportables angoisses; la saveur des aliments nous avertit également de leur salubrité il est rare que des aliments insalubres soient agréables au goût; lorsque l'alimentation nous devient nécessaire, un aiguillon secret nous le fait sentir; et de même, lorsqu'il s'agit de rendre au sang par la boisson ce qu'il a perdu par l'exhalation pulmonaire et cutanée. Cette dernière fonction, si nécessaire au renouvellement du corps, a besoin, pour s'accomplir régulièrement, d'une chaleur modérée de là, le plaisir que nous avons à nous approcher du feu en hiver; de là aussi, le malaise que nous cause l'impression du froid.

Si un sentiment de bien-être est lié à l'accomplissement de toutes les fonctions relatives à la conservation de l'individu, lorsqu'il s'agit de conserver et

de perpétuer l'espèce, l'attrait est bien autrement puissant : ce n'est plus seulement du plaisir que nous éprouvons, c'est une sorte d'enivrement des sens qui prend le nom de volupté. La volupté n'est pas l'amour, mais elle en est l'aiguillon et l'aliment, et tous les êtres vivants en ressentent l'influence dans un but infiniment supérieur à toute satisfaction égoïste :

Ità capta lepore
Illecebrisque tuis, omnis natura animantum

Te sequitur cupidè, quocumque inducere pergis (1).

L'âme a aussi ses besoins, et par conséquent, ses plaisirs, sa volupté; plaisirs éthérés comme elle, volupté pure à laquelle ne parviennent pas ceux qui se laissent appesantir par les sens. La vérité est son domaine il ne lui suffit pas de le cultiver, elle veut en reculer les limites. Tout exercice intellectuel nous plaît, et quand cet exercice nous conduit à des connaissances nouvelles, nous en sommes ravis. Il y a pour nous accroissement d'être. Notre intelligence s'épanouit et se dilate à la lumière du vrai comme la plante à la lumière du soleil. Savoir et avoir sont en un sens presque identiques, et la possession de ce qu'on aime est toujours délicieuse. C'est ce qui nous fait trouver tant de charmes dans les recherches scientifiques, la méditation, les lec(1) Lucretii Cari De rerum naturà lib. 1, v. 15.

tures, les voyages. Après avoir soumis notre corps aux plus rudes fatigues, si nous avons appris quelque chose, nous sommes assez récompensés. Une parcelle de vérité vaut des trésors. L'âme heureuse de connaître et de concevoir est plus heureuse encore de produire. Peut-être même cesserions-nous de chercher à acquérir des connaissances, s'il nous était interdit de les communiquer. Ce qui est certain, c'est que le sculpteur ou le peintre qui donne un corps à sa pensée, l'écrivain qui l'épanche sur des feuilles destinées à la rendre publique, l'orateur qui la fait circuler vivante au sein d'un auditoire ému, le musicien qui la traduit en notes harmonieuses et retentissantes, tous ces hommes féconds par l'intelligence éprouvent des jouissances qui l'emportent, au moins par leur profondeur et leur durée, sur celles que fait naître une autre sorte de fécondité.

Si les plaisirs de l'esprit, en s'emparant de l'homme tout entier, l'emportent sur les plaisirs des sens, qui ne récréent que la partie inférieure de nous-mêmes, ceux qui sont attachés aux bonnes actions, à la pratique de la vertu, aux témoignages d'une conscience satisfaite, sont encore supérieurs à tous les autres; et ici, nous devons admirer la bonté de la Providence qui proportionne nos plaisirs à l'importance de nos devoirs. Est-il rien qui égale la douceur des sentiments affectueux, de l'amitié,

de l'amour pur, de la bienveillance pour nos semblables, de la commisération pour les malheureux, de la générosité, de la clémence, du dévouement ? A Dieu ne plaise que nous méconnaissions le mérite de l'homme de bien qui assiste le pauvre, qui console l'affligé, qui secourt celui qui est en souffrance ou en péril; encore moins, du héros qui affronte la mort pour la défense de son pays, ou pour la propagation de la vérité; non! Que l'on obéisse à de généreux instincts ou à une vue supérieure de l'esprit qui nous montre notre bien particulier dans le bien général, il n'en faut pas moins secouer le poids de l'égoïsme et faire effort pour se porter à un acte de dévouement; mais la récompense ne se fait pas attendre; elle est indépendante des hommes et des événements; elle nous vient du sentiment intime que nous avons que notre conduite nous ennoblit et nous rapproche de la source même du bien : nous nous sentons, après une bonne action, et plus grands et meilleurs, et tout notre être en est comme réconforté.

«La satisfaction qu'ont toujours ceux qui suivent constamment la vertu, dit Descartes, est une habitude en leur âme qui se nomme tranquillité et repos de conscience; mais celle qu'on acquiert de nouveau, lorsqu'on a fraîchement fait quelque action. qu'on pense bonne, est une passion, à savoir une

espèce de joie, laquelle je crois être la plus douce de toutes, parce que sa cause ne dépend que de nousmêmes (1). »

II.

DE L'UTILITÉ DE LA DOULEUR.

Si le plaisir nous attire vers ce qui est notre bien, la douleur nous détourne de ce qui est pour nous un mal; et en cela, elle semble plus utile que le plaisir, car il importe davantage, ainsi que le fait observer Descartes, de repousser les choses qui nuisent et peuvent détruire, que d'acquérir celles qui ajoutent quelque perfection sans laquelle on peut subsister (2). »

La douleur doit être envisagée sous deux aspects: et par rapport au corps, et par rapport à l'âme.

Par rapport au corps, c'est une sensation qui affecte le système nerveux à des degrés divers, depuis la simple gêne jusqu'à la souffrance la plus vive. Son premier effet, quand elle est vive, est d'occasionner dans les fonctions vitales un temps d'arrêt qui peut aller jusqu'à la syncope, et même jusqu'à la mort; lorsque, sans être aussi vive, elle est persistante, une réaction fébrile en est la suite ordinaire, et alors nous

(1) Les Passions de l'âme, IIIo part., art. 190.

(2) OEuvres compl., t. IV, p. 149.

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