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n'est plus odieusement déraisonnable, car tout nous avertit du peu que nous sommes. Mais si l'orgueil, le sot orgueil, ne peut être justifié, il faut au moins reconnaître qu'il n'est que l'exagération d'un sentiment légitime et bon, à savoir, l'estime, le respect de soi-même qui nous défend contre les séductions du mal, lorsque le mal peut être fait impunément. C'est un noble orgueil que celui qui ne nous permet pas de nous dégrader à nos propres yeux. Et il faut dire de l'ambition ce que nous avons dit de l'orgueil : l'ambition qui ne proportionne pas ses désirs à ses forces, qui ne consulte que son intérêt dans le choix des moyens sans tenir compte de la justice et de l'humanité, qui marche à son but par des voies ténébreuses, dans la boue, dans le sang ou à travers les ruines, une telle passion est assurément bien désastreuse, bien criminelle, et le moraliste n'a pas assez d'anathèmes pour la condamner; mais si notre ambition n'est fondée, comme elle doit l'être, que sur le sentiment vrai et réfléchi de nos facultés, de nos droits et de nos devoirs ; si elle cherche dans l'intérêt général sa propre satisfaction; si elle est sévère dans le choix des moyens, énergique plutôt que turbulente; si elle est moins tentée de la domination et des richesses que de l'honneur de faire du bien aux hommes; oh! alors, elle crée des héros tels qu'Épaminondas et Washington, et elle est, à plus juste

titre encore qu'un orgueil bien placé, une noble et généreuse passion.

L'avarice, la hideuse avarice, qui amasse pour le plaisir seul d'amasser, qui voudrait concentrer en ses mains toutes les richesses de la terre, et qui, par cela même, tend à détourner de son cours la fortune publique, cette passion insatiable et impitoyable qui nous rend aussi durs à nous-mêmes qu'aux autres, émane également d'un bon principe, de l'instinct de conservation, qui nous fait une loi de pourvoir à nos besoins, non-seulement pour le présent, mais pour l'avenir. Quoique l'avarice manque le but que l'économie se propose d'atteindre, elle n'en est pourtant que l'excès. Or, l'économie qui consiste à compter avec soi-même et à régler absolument ses dépenses de manière à ne jamais dépasser ses ressources, l'économie est une des meilleures parties de la sagesse, car sans elle il n'y a pour nous ni sécurité, ni indépendance, ni dignité.

Pour la sociabilité et la piété, est-il besoin d'en faire sentir l'excellence et les avantages? Qui ne les reconnaît au premier abord? Qui n'admirerait ce secret penchant qui, indépendamment de nos besoins, nous rend nécessaire le commerce de nos semblables, et qui nous fait trouver un tel charme dans la parole humaine que la conversation est au nombre des principaux agréments de la vie. C'est

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cette inclination qui sert de correctif aux passions haineuses sans cesse éveillées par des intérêts opposés: elle rapproche les hommes en laissant subsister leur individualité distincte, et, comme toutes les passions expansives, elle concourt à l'harmonie générale.

La piété est la passion des âmes célestes que rien ici-bas ne saurait pleinement satisfaire, et qui, se sentant comme exilées sur la terre, s'élèvent par degrés jusqu'à la source même du vrai, du beau et, du bien elles se plongent avec ardeur au sein de cette lumière infinie, dans cet océan de bonté, et loin d'y épuiser leur amour, elles en retrouvent en surabondance pour tout ce qui est pur, pour tout ce qui est noble et grand, comme aussi pour tout ce qui souffre, pour tout ce qui réclame assistance et appui. C'est de cette sorte d'amour qu'un écrivain inspiré a pu dire :

<< Rien n'est plus doux que l'amour, rien n'est plus fort, plus élevé, plus étendu, plus délicieux; il n'est rien de plus parfait ni de meilleur au ciel et sur la terre, parce que l'amour est né de Dieu et qu'il ne peut se reposer qu'en Dieu...

<«< Celui qui aime court, vole; il est dans la joie, il est libre, et rien ne l'arrête...

« L'amour souvent ne connaît point de mesure, mais, comme l'eau qui bouillonne, il déborde de toutes parts.

<< Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte; il tente plus qu'il ne peut; jamais il ne prétexte l'impossibilité, parce qu'il se croit tout possible et tout permis.

« Et à cause de cela, il peut tout, et il accomplit beaucoup de choses qui fatiguent et qui épuisent vainement celui qui n'aime point.

« L'amour veille sans cesse ; dans le sommeil même il ne dort point.

<< Aucune fatigue ne le lasse, aucun lien ne l'appesantit, aucune frayeur ne le trouble; mais telle qu'une flamme vive et pénétrante, il s'élance vers le ciel et s'ouvre un sûr passage à travers tous les obstacles (1). »

On ne saurait caractériser avec plus de vérité et d'éloquence cette passion sublime, ni mieux faire connaître et sa puissance et ses heureux effets. Gardons-nous de rien ajouter à cette peinture, de peur de l'affaiblir, mais parlons de l'utilité du plaisir et de celle de la douleur, ces sensations maîtresses et régulatrices de la vie humaine, qui provoquent les passions et qui les fortifient.

I.

DE L'UTILITÉ DU PLAISIR.

Tout ce qui répond à nos besoins, à nos inclina

(1) De l'imitation de Jésus-Christ, liv. III, ch. v.

tions, à nos instincts, en un mot, à notre nature, nous cause une sensation agréable, ou, pour parler comme Descartes, une sorte de chatouillement que nous nommons plaisir lorsque les sens y ont autant de part que l'âme, et joie, contentement, si l'âme y est particulièrement intéressée.

Ce qui contrarie nos besoins, nos inclinations, nos instincts, ce qui est opposé à notre nature, nous cause une sensation pénible, une sorte de déchirement que nous nommons douleur quand le corps est surtout affecté, et tristesse, chagrin ou peine, si c'est l'âme qui souffre plutôt que le corps.

Dans l'un et l'autre cas, l'âme est d'abord passivement émue: elle réagit bientôt; mais d'abord elle est passive, puisqu'elle subit une sensation; cependant, le plaisir et la douleur, la joie et la tristesse, ne peuvent pas être considérés comme des passions dans le sens que nous attachons à ce mot, synonyme pour nous d'inclination.

Le plaisir ou la peine naît évidemment de l'inclination contrariée ou satisfaite. Par conséquent, l'inclination préexiste. Cela n'empêche pas que le plaisir et la peine ne jouent un rôle capital dans le développement des passions et dans la conduite de toute la vie.

La prévoyante nature nous conduit à ses fins par l'attrait du plaisir; et si nous nous en écartons, elle

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