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on doive éviter les excès avec plus de soin, pour ce que, troublant le jugement, ils font souvent commettre des fautes dont on a par après du repentir, et même que quelquefois ils empêchent qu'on ne repousse si bien ces injures qu'on pourrait faire si on avait moins d'émotion. Et le moyen qu'il nous propose, comme le plus propre à nous tenir éloignés de ces excès, est de combattre persévéramment notre orgueil, et de considérer l'empire que nous pouvons acquérir sur nous-même comme infiniment préférable à tous les biens qu'on voudrait nous ravir (art. 203).

CHAPITRE XX

DE L'UTILITÉ ET DU DANGER DES PASSIONS.
DE LEUR UTILITÉ.

Les passions fondamentales, ainsi que nous l'avons reconnu, sont des inclinations naturelles ayant pour but le bien-être de l'âme ou celui du corps, quelquefois celui de l'âme et du corps à la fois : elles paraissent liées à des dispositions organiques; par conséquent, elles peuvent être rapportées à l'auteur même de notre être ; aussi devons-nous les considérer comme bonnes en elles-mêmes et conformes à notre fin elles ne deviennent funestes et criminelles que lorsque nous nous livrons à elles inconsidérément, exagérant leur portée et dépassant le but.

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C'est la doctrine formelle de Descartes. Il écrivait à M. Chanut en date du 1er novembre 1646: « Il semble que vous inférez, de ce que j'ai étudié les passions, que je n'en dois plus avoir aucune; mais je vous dirai que tout au contraire, en les examinant, je les ai trouvées presque toutes bonnes, et tellement utiles à cette vie, que notre âme n'aurait pas sujet de vouloir demeurer jointe à son corps un

seul moment, si elle ne les pouvait ressentir (1). » Et dans le Traité des Passions, il n'apporte à cette approbation aucune restriction:

<< Maintenant, dit-il, que nous les connaissons toutes, nous avons beaucoup moins de sujet de les craindre que nous n'avions auparavant; car nous voyons qu'elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n'avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès (2). »

Celui qui pourrait douter de l'utilité des passions n'a, en effet, qu'à se rappeler leur objet et leur influence sur la volonté. Leur objet, au fond, c'est le vrai, le beau, le bien. La curiosité, qui nous sollicite sans cesse à étendre le cercle de nos connaissances, n'est que la soif du vrai. L'amour, l'amour sensuel lui-même qui attire un sexe vers l'autre est, selon Platon, le désir de l'immortalité par la beauté. L'homme aime instinctivement ce qui est d'accord avec sa nature. Il aspire au bien avec la même ardeur qu'il aspire au vrai il désire posséder le bien à jamais; et quel moyen a-t-il de perpétuer cette possession? il n'est pas le même deux instants de suite; il se renouvelle sans cesse dans sa chair, dans ses os, dans son sang, en perdant toujours quelque chose, il meurt en détail à toute heure. Le seul

(1) OEuvres compl., t. IX, p. 417.

(2) Id. p. 209.

moyen que la nature mortelle ait de se perpétuer, c'est la génération qui substitue un individu jeune à un autre plus vieux. Voilà ce qui fait, dit Platon, l'immortalité de l'animal mortel; mais ces effets ne sauraient s'accomplir dans ce qui est discordant; or, le laid est un défaut d'accord, tandis que le beau est tout harmonie. La beauté est comme la déesse de la conception. C'est pourquoi, ajoute Platon, lorsque l'être fécond s'approche de la beauté, il éprouve du contentement, il se répand dans sa joie, il engendre, il produit. Si au contraire il s'approche du laid, alors, triste et découragé, il se retire, se détourne, se contracte, il ne produit point et porte le poids de son germe avec douleur (1). Mais, prenez-y garde, la beauté n'est ici qu'un moyen : le but final de la nature, celui qui doit être le nôtre dans l'amour sensuel et dans l'acte de la génération, c'est de perpétuer le bien, d'éterniser le bon autant qu'il est en nous. Tout ce qui s'éloigne de cette fin n'est que déréglement et libertinage.

La jalousie, cette inquiétude mêlée de dépit et de haine que nous font éprouver ceux qui détournent à leur avantage quelque bien que nous croyons mériter, la jalousie qui a sa source dans l'égoïsme et qui la plupart du temps est la marque d'une âme basse,

(1) Voir le Banquet. OEuvres compl. de Platon, trad. de V. Cousin, t. VI, p. 302 et suiv.

« peut être juste et honnête en quelques occasions, selon la remarque de Descartes. Ainsi, par exemple, un capitaine qui garde une place de grande importance, a droit d'en être jaloux, c'est-à-dire de se défier de tous les moyens par lesquels elle pourrait être surprise; et une honnête femme n'est pas blamée d'être jalouse de son honneur, c'est-à-dire de ne se garder pas seulement de mal faire, mais aussi d'éviter jusques aux moindres sujets de médisance (1). »

Il est même impossible d'aimer beaucoup sans un peu d'inquiétude et une légitime susceptibilité. Amour et repos ne vont jamais ensemble. Quand on met toute sa félicité dans l'affection d'autrui, que l'on croit la mériter et l'avoir obtenue, il est naturel de craindre qu'elle ne nous échappe et que quelqu'un ne s'interpose entre nous et l'objet aimé. La jalousie ne devient coupable que lorsqu'elle nous rend injuste ou qu'elle est poussée jusqu'à la fureur, ou qu'elle naît à l'occasion des biens de la fortune dont l'inégale répartition ne nous appauvrit pas dans ce cas, elle se confond avec l'envie, qui est, ainsi que nous l'avons dit, une sorte de chagrin du bien d'autrui.

Comment justifier l'orgueil, cette idolâtrie de nous-mêmes, cette prééminence tyrannique que nous nous attribuons sur les autres ? Rien au monde

(1) Les Passions de l'âme, art. 168.

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