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Rochefoucauld: «Il n'y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l'amour où il est, ni le feindre où il n'est pas (1). »

L'acteur dramatique ne parvient à nous faire illusion qu'en s'identifiant au personnage qu'il représente; et si, pour un moment du moins et par un un effort de son imagination, il ne ressent la passion qu'il doit exprimer, il ne réussit jamais à la bien exprimer, jamais il n'atteint la perfection de son art.

Il faut donc reconnaître que l'attitude générale du corps et les mouvements volontaires qui constituent le geste, répondent, comme les traits mobiles du visage, à l'état intérieur, et qu'ils sont capables d'exprimer toutes les passions, moins éloquemment sans doute et moins sûrement que les yeux et la bouche, mais encore avec beaucoup d'énergie et de vérité.

(1) Réflexions morales, no 70, 5o édit., 1678.

CHAPITRE XIX

CONSIDÉRATIONS SUR LES PASSIONS SECONDAIRES
ET DÉRIVÉES.

Descartes consacre la troisième partie de son Traité des Passions à l'examen de celles qu'il fait dépendre des passions primitives. Ce que nous avons dit de cette classification nous dispense d'y revenir : elle est évidemment incomplète et défectueuse puisqu'elle n'embrasse pas l'homme tout entier avec ses besoins physiques, intellectuels et moraux. La sensualité, qui est une dépendance de l'amour de soi, n'y figure pas; et, par suite, il n'y est pas question du libertinage et de la gourmandise, qui pourtant tiennent bien quelque place dans la vie humaine.

Il en est de même de la passion des voyages et du goût si répandu des collections qu'il faudrait rattacher à la curosité, si la curiosité était comptée par Descartes au nombre des passions primitives.

Au lieu de cela, il nous présente l'admiration comme la source la plus féconde des passions secondaires elle fait naître l'estime ou le mépris, et, selon que l'estime ou le mépris se rapporte à nous ou aux

autres, il peut en résulter, comme terme extrême, l'orgueil ou l'humilité, la vénération ou le dédain, l'émulation ou l'envie, la pitié ou l'indignation, et enfin la colère qui naît de l'indignation et du désir de la vengeance.

A propos de l'estime de soi, Descartes dit excellemment : « Je ne remarque en nous qu'une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir, l'usage de notre libre arbitre et l'empire que nous avons sur nos volontés; car il n'y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés; et il nous rend en quelque façon semblables à Dieu, en nous faisant maîtres de nous-mêmes, pourvu que nous ne perdions point par lâcheté les droits qu'il nous donne (art. 152). »

Dans cette troisième partie, le moraliste se montre bien plus que le physiologiste : il y est à peine question du mouvement des esprits qui détermine la passion et l'entretient, mais en revanche les observations morales y abondent.

Descartes traite sévèrement cette estime aveugle et sans mesure de soi-même qui caractérise l'orgueil. « Ce sont ceux qui se connaissent le moins, dit-il, qui sont le plus sujets à s'enorgueillir (art. 160).

« Ce vice est si déraisonnable et si absurde que j'aurais de la peine à croire qu'il y eût des hommes

qui s'y laissassent aller, si jamais personne n'était loué injustement; mais la flatterie est si commune partout, qu'il n'y a point d'homme si défectueux qu'il ne se voie souvent estimé pour des choses qui ne méritent aucune louange, ou même qui méritent du blâme, ce qui donne occasion aux plus ignorants et aux plus stupides de tomber en cette espèce d'orgueil (art. 157). »

Il distingue deux sortes d'humilité : une humilité vertueuse et une humilité vicieuse.

L'humilité vertueuse consiste dans le sentiment de l'infirmité de notre nature et dans le souvenir de nos fautes qui nous empêche de nous préférer aux autres, doués, comme nous, du libre arbitre dont le bon usage fait toute notre dignité. A ce point de vue, les plus généreux, dit-il, ont coutume d'être les plus humbles (art. 155).

L'humilité vicieuse est une disposition à oublier notre dignité morale devant des avantages empruntés et extérieurs qui ne sont dus qu'au hasard. Aussi, est-il ordinaire de voir ceux qui cèdent à cette disposition s'abaisser honteusement devant les puissants dont ils attendent quelque profit ou craignent quelque mal, tandis qu'ils s'élèvent insolemment au-dessus de ceux desquels ils n'espèrent ni ne craignent aucune chose (art. 159).

La vénération est le respect mêlé d'amour que

nous ressentons pour un être libre et bienfaisant (art. 162).

Le dédain, au contraire, est le sentiment que nous fait éprouver un être également libre, mais malfaisant, dont nous ne redoutons point les traits, parce que nous nous regardons comme trop supérieurs à lui.

La vue des succès d'autrui excite chez les natures énergiques le désir de marcher dans les mêmes voies, sinon pour dépasser, du moins pour atteindre le même but, c'est là ce que nous nommons l'émulation. « C'est, dit Descartes, une espèce de courage duquel la cause externe est l'exemple. Je dis la cause externe, pour ce qu'il doit outre cela y en avoir toujours une interne, qui consiste en ce qu'on a le corps tellement disposé que le désir et l'espérance ont plus de force à faire aller quantité de sang vers le cœur, que la crainte ou le désespoir à l'empêcher (art. 172). » Nous retrouvons ici le physiologiste habitué à rechercher dans les dispositions du corps le secret de nos inclinations morales: ses explications sont rarement admissibles : la plupart du temps, elles sont ou hasardées, ou incomplètes, ou manifestement erronées, parce qu'elles ne reposent pas sur une connaissance exacte des lois de l'organisation, mais le principe qui les inspire est vrai, et l'application de Descartes à suivre ce principe prouve son bon sens profond.

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