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évidemment que le désir, loin d'être une passion primitive, n'est qu'une conséquence et un effet des passions.

Il en est de même de la joie et de la tristesse. La joie est une agréable émotion de l'âme qui naît de la présence d'un bien ou de ce que notre imagination nous représente comme tel. La tristesse est une langueur désagréable en laquelle consiste, dit Descartes, l'incommodité que l'âme reçoit du mal (art. 91-92). « Mais il arrive souvent, ajoute notre philosophe, qu'on se sent triste ou joyeux sans qu'on puisse ainsi distinctement remarquer le bien ou le mal qui en sont les causes, à savoir lorsque ce bien ou ce mal font leurs impressions dans le cerveau sans l'entremise de l'âme (art. 93). » <<< Ainsi, lorsqu'on est en pleine santé, et que le temps est plus serein que de coutume, on sent en soi une gaieté qui ne vient d'aucune fonction de l'entendement, mais seulement des impressions que le mouvement des esprits fait dans le cerveau; et l'on ne se sent triste en même façon que lorsque le corps est indisposé, encore qu'on ne sache point qu'il le soit (IIe part., art. 94). » Donc la joie et la tristesse sont consécutives tantôt d'une impression interne, irré– fléchie, mais qui provoque d'abord un sentiment de bien-être ou de malaise, tantôt d'une passion contrariée ou satisfaite : nous sommes joyeux ou tristes

par la possession ou la privation d'une chose que nous aimons; et, lors même que nous ne nous rendons point compte de la cause de notre joie ou de celle de notre tristesse, il est évident que dans ce cas l'une ou l'autre naît de la satisfaction ou de la contrariété de notre sens intime. Donc Descartes est ici condamné par ses propres paroles et par les exemples qu'il nous fournit.

CHAPITRE XVII

QUELLE PART ONT LES ORGANES, LE SANG ET LES ESPRITS DANS LA PRODUCTION DES PASSIONS PRIMITIVES, ET QUELLE EST L'INFLUENCE DE CES PASSIONS SUR LES FONCTIONS DE L'ÉCONOMIE ?

Nous pourrions disserter à perte de vue sur ces questions, si l'austère précision que Descartes s'est imposée, en les traitant, ne nous interdisait des développements qui détourneraient l'attention de sa doctrine. Bornons-nous donc à le suivre.

Il attribue (art. 70-71) cette émotion de l'àme qui constitue l'admiration à l'impression inaccoutumée qu'une chose nouvelle et extraordinaire fait sur le cerveau, et il dit, ce que nous nous sommes permis de contester, que ce genre d'impression ne retentit pas sur le cœur et que par conséquent le mouvement du sang ne contribue pas à en perpétuer l'émotion. Mais pour l'amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse, il est d'un tout autre sentiment il pense que tous les organes qui concourent à la formation et au mouvement du sang et des esprits concourent aussi au développement et à

l'entretien de ces passions; qu'elles n'ont pas, comme l'admiration, leur cause dans le cerveau seul, mais aussi dans le cœur, dans la rate, dans le foie, et dans toutes les autres parties du corps en tant qu'elles servent à la production du sang et ensuite des esprits (art. 96); et il en donne comme preuve les modifications très-sensibles que l'on observe, lorsque ces passions sont en jeu, dans les diverses fonctions de la vie nutritive.

« Je remarque en l'amour quand elle est seule, dit-il, c'est-à-dire quand elle n'est accompagnée d'aucune forte joie, ou désir, ou tristesse, que le battement du pouls est égal, et beaucoup plus grand et plus fort que de coutume, qu'on sent une douce chaleur dans la poitrine, et que la digestion des viandes se fait fort promptement dans l'estomac ; en sorte que cette passion est utile pour la santé (art. 97). »

« Je remarque au contraire en la haine que le pouls est inégal et plus petit, et souvent plus vite ; qu'on sent des froideurs entremêlées de je ne sais quelle chaleur âpre et piquante dans la poitrine; que l'estomac cesse de faire son office, et est enclin à vomir et rejeter les viandes qu'on a mangées, ou du moins à les corrompre et convertir en mauvaises humeurs (art. 98). »

<«< En la joie, que le pouls est égal et plus vite

qu'a l'ordinaire, mais qu'il n'est pas si fort ou si grand qu'en l'amour, et qu'on sent une chaleur agréable qui n'est pas seulement en la poitrine, mais qui se répand aussi en toutes les parties extérieures du corps, avec le sang qu'on y voit venir en abondance; et que cependant on perd quelquefois l'appétit, à cause que la digestion se fait moins que de coutume (art. 99). »

«En la tristesse, que le pouls est faible et lent, et qu'on sent comme des liens autour du cœur qui le serrent, et des glaçons qui le gèlent et communiquent leur froideur au reste du corps; et que cependant on ne laisse pas d'avoir quelquefois bon appétit, et de sentir que l'estomac ne manque point à faire son devoir (1), pourvu qu'il n'y ait point de haine mêlée avec la tristesse (art. 100). »

«Enfin je remarque cela de particulier dans le désir, qu'il agite le cœur plus violemment qu'aucune des autres passions, et fournit au cerveau plus d'esprits, lesquels, passant de là dans les muscles, rendent tous les sens plus aigus et toutes les parties du corps plus mobiles (art. 101). »

Tout ce qui est dit ici des effets de l'amour et de

(1) C'était une disposition particulière à Descartes; il nous l'apprend dans sa correspondance; mais cette disposition n'est pas ordinaire. En général, la tristesse est accompagnée d'un sentiment de constriction à l'épigastre, de la perte de l'appétit et du ralentissement des fonctions digestives.

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